Du Hirak à la répression, l’Algérie bascule dans une nouvelle ère

Près de quatre ans après le soulèvement pacifiste de 2019, le climat politique s’est assombri en Algérie alors que le régime intensifie sa traque des derniers noyaux protestataires.

Le Monde   – « Je n’ai jamais souhaité quitter l’Algérie. C’est mon pays, ma terre. Là où je me suis battue. Ce sont les circonstances qui me l’ont imposée. La pression devenait insupportable. » Pour l’opposante algérienne Amira Bouraoui, l’équation était simple : la prison ou l’exil.

Quand on la rencontre, mardi 7 février au matin, gare de Lyon, à Paris, tête emmitouflée dans un bonnet de laine et valise à roulettes au bout des doigts, perdue sur des quais désertés par la grève qui frappe la France ce jour-là – son train est quasiment le seul à circuler –, elle a encore les traits tirés par la folle escapade qui l’a sauvée in extremis des geôles algériennes. La peur se lit toujours sur son visage.

La veille, en fin de soirée, elle avait débarqué à Lyon d’un avion pris à Tunis grâce à l’assistance diplomatique de Paris qui, invoquant sa nationalité française (elle est binationale), avait convaincu la présidence tunisienne de ne pas permettre l’extradition vers l’Algérie à laquelle elle semblait condamnée. L’intervention consulaire française a provoqué une nouvelle poussée de fièvre dans la relation entre Paris et Alger.

Entrée clandestinement en Tunisie le 3 février, Amira Bouraoui avait déjà été emprisonnée en juin et juillet 2021 en Algérie. Elle y avait été condamnée à deux ans de prison pour « atteinte à la personne du président de la République » et « offense à l’islam ». Si cette sentence n’a pas été suivie à l’époque d’un mandat de dépôt à l’audience, elle restait exécutable au moindre faux pas, à la moindre déclaration pouvant déplaire au pouvoir. Une extradition de Tunisie vers l’Algérie lui aurait valu immanquablement de retourner derrière les barreaux.

 

« La peur fait son grand retour »

 

Sur la route de l’exode, elle n’est pas seule. A l’instar de Mme Bouraoui, les opposants fuient à grande échelle une Algérie à l’atmosphère devenue « irrespirable », disent-ils. Un pays en pleine dérive autoritaire où l’arrestation guette à tout instant ceux qui se sont trop affichés durant le Hirak (commencé en 2019 avec des manifestations contre le cinquième mandat de l’ex-président Bouteflika, avant de se muer en mouvement de contestation), en particulier ceux qui ont poursuivi le combat après l’essoufflement de la mobilisation populaire amorcé au printemps 2020, restrictions anti-Covid obligent.

Ils sont des milliers à s’être ainsi exilés en France et ailleurs en Europe, ou encore au Canada. Certains ont transité par la Tunisie, une étape sensible et périlleuse depuis qu’Alger a renforcé son influence sur le régime de Kaïs Saïed. Mme Bouraoui n’a dû son salut qu’à la détention d’un passeport français. D’autres n’ont pas eu cette chance. Tel Slimane Bouhafs, sympathisant du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) et converti au christianisme, qui a été enlevé en août 2021 au cœur de Tunis par des inconnus qui l’ont rapatrié de force en Algérie.

 

Un tel exode pourrait arranger le pouvoir algérien en le débarrassant de foyers d’activistes. Or, tout à l’inverse, Alger tente d’endiguer cette vague de départs de peur que ces opposants, une fois à l’étranger, diffusent largement les informations sur la répression interne. « Le régime n’apprécie guère que la communauté internationale mette son nez dans les droits de l’homme en Algérie », souligne un intellectuel réfugié en France. D’où les centaines d’« interdictions de sortie du territoire national » (ISTN) prononcées par les tribunaux à l’encontre des sympathisants du Hirak. « La peur fait son grand retour », s’afflige l’intellectuel algérien.

« On était bien plus libre sous Bouteflika »

 

Comment pourrait-il en être autrement alors que près de trois cents prisonniers d’opinion sont désormais sous les verrous ? Que les dissolutions ne cessent de frapper des structures emblématiques de la société civile : Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, Rassemblement actions jeunesse, SOS Bab-El-Oued, etc.

Parallèlement, le champ médiatique n’a cessé de s’appauvrir, la mise sous scellés fin décembre 2022 d’Interface Médias (regroupant Radio M et le magazine Maghreb Emergent) et l’arrestation de son journaliste fondateur Ihsane El Kadi a fait figure de point d’orgue d’une reprise en main allant crescendo depuis trois ans. Le quotidien Liberté – avec ses caricatures de Dilem d’une férocité légendaire – a disparu, El Watan végète dans la précarité même si, officiellement, ses difficultés ne sont que financières. La presse algérienne, dont la vitalité détonnait en Afrique du Nord, n’est plus que l’ombre d’elle-même.

Il faut se résoudre à l’évidence : l’Algérie a basculé dans une nouvelle ère. Cette « Algérie nouvelle » dont le président Abdelmadjid Tebboune – élu en décembre 2019 – a fait son slogan consacre en fait un grand saut en arrière politique. « On était bien plus libre sous l’ère de Bouteflika », se lamente un journaliste. Cruel paradoxe : Abdelaziz Bouteflika, président indéboulonnable pendant vingt ans (1999-2019), a été le dirigeant dont la candidature à un cinquième mandat a jeté les foules du Hirak dans les rues. Malgré l’éviction forcée fin mars 2019 du patriarche vieillissant et malade, le mouvement a perduré, muté, mobilisant tout au long de l’année des centaines de milliers d’Algériens dans les grandes villes du pays autour du mot d’ordre : « Etat civil et non militaire. »

Ce fut un séisme, un ébranlement de la société algérienne sans précédent depuis l’accession à l’indépendance de 1962. Les souvenirs traumatisants de la décennie noire des années 1990 (durant la guerre civile entre le pouvoir et les groupes armés islamistes) n’avaient nullement dissuadé les familles d’arpenter rues et avenues, patriotisme en sautoir, rêvant d’une « nouvelle indépendance ». Ces masses joviales, pacifiques et disciplinées, soulevées par une fierté collective retrouvée, avaient bluffé le monde extérieur. Tous les espoirs semblaient permis. D’où la douleur du désenchantement quand le régime, miraculeusement aidé par le Covid-19 au printemps 2020, a progressivement repris l’avantage. Et resserré écrou par écrou l’étau sécuritaire autour d’un mouvement devenu impuissant, handicapé par son propre refus de s’organiser au nom d’un « basisme » horizontal qui avait fait sa force, puis sa faiblesse.

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Source : Le Monde  

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