Les polémiques racistes abîment la santé mentale de nombreux Français

Propos d'Omar Sy, match de foot France-Maroc, voile... Les controverses se multiplient sur les réseaux sociaux comme à la télévision. Avec d'importantes conséquences pour les personnes se sentant visées.

Slate – Le 1er janvier 2023, les propos de l’une des personnalités préférées des Français suscitaient la polémique. Pour la promo de son film Tirailleurs, qui suit des soldats originaires des colonies africaines envoyés au front pendant la Première Guerre mondiale, l’acteur Omar Sy, interrogé par Le Parisien sur la guerre en Ukraine, avait déclaré : «LUkraine na pas été une révélation dingue pour moi. Comme jai de la famille ailleurs, en Afrique, je sais quil y a toujours eu des enfants en guerre, des familles brisées. Je suis surpris que les gens soient si atteints. Ça veut dire que quand cest en Afrique, vous êtes moins atteints?»

 

Ces quelques phrases, une poignée de Français ne les ont pas digérées. Alors sur les réseaux sociaux, dans les débats télévisés, à la radio, on s’en prend à celui qui, jadis, faisait la fierté du pays à l’international –mais ça, c’était avant qu’il ne l’ouvre. On le traite d’«ingrat», lui, à qui la France aurait tant donné; on le renvoie à sa condition d’enfant d’immigrés, comme un rôle auquel il ne peut échapper.

Des critiques qui restent en travers de la gorge

Si elle vise Omar Sy au départ, cette controverse atteint bien d’autres personnes. «Elle touche les musulmans, les immigrés, les Noirs, les personnes racisées… Elle vise tout le monde. Je me sens attaquée sur tous les fronts», souffle Aïvy, une Franco-Bangladaise de 24 ans. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de parcourir Twitter. «Je sais qu’en regardant, je vais me faire du mal, mais j’ai besoin de savoir ce que ce pays pense de moi», confie-t-elle.

C’est surtout le mot «ingrat» qui reste en travers de la gorge de cette juriste spécialisée en droit d’asile. «Une personne non-blanche critique ce pays, elle est forcément ingrate. Mais moi, je le critique car je l’aime, car j’aimerais qu’il soit meilleur. On a l’impression qu’on est obligé de remercier la France jusqu’à notre mort. La France a donné des aides à Omar Sy quand il était plus jeune? Bah heureusement, c’est la loi!»

 

La jeune femme est remontée, mais surtout épuisée par ces polémiques «incessantes»: ce qui n’est peut-être que des mots pour certains a des conséquences physiques et morales importantes sur d’autres. «À chaque fois, je me sens drainée, je n’ai plus d’énergie», affirme Aïvy. Elle a mis un certain temps avant de faire le lien entre les deux; et puis, un jour, elle a compris: c’est ce racisme décomplexé qui la casse autant. «Je me sens constamment attaquée, exclue et illégitime. C’est quel niveau de déshumanisation, ça?»

«On n’a plus le temps de guérir»

En France, les débats occupent une place de plus en plus importante dans les médias et en leur sein, il n’est pas rare qu’un propos raciste ou xénophobe soit lâché. C’est que le cadre s’y prête à merveille: sur les chaînes d’information en continu –CNews en top position–, mais aussi dans des émissions comme «Touche pas à mon poste», les matinales radio et télé, plusieurs personnalités sont autour d’une table, ergotant sur le moindre mot, le moindre geste, dans l’espoir de faire le buzz.

Sur les réseaux sociaux, les extraits les plus salés sont repris, commentés par d’autres pseudo personnalités, puis partagés à l’infini. De l’autre côté de l’écran, celles et ceux qui sont visés souffrent en silence. «Avant, je me disais: “Je boycotte la télévision et CNews et je ne verrai plus ce déversement de haine”. Mais maintenant, tu ne peux plus y échapper. T’ouvres Facebook, Twitter et Instagram et tu te retrouves assommée par ce racisme sans le vouloir», regrette la jeune juriste.

«On retient constamment notre souffle. C’est un processus de destruction
de notre dignité.»

Fatima Bent, présidente de l’association Lallab

Le caractère répétitif de la chose fragilise encore plus ces communautés. Ces derniers mois, les polémiques n’ont pas manqué dans l’Hexagone. Il y a évidemment eu celle autour d’Omar Sy; avant, le match Maroc-France pendant la Coupe du monde 2022 et l’évaluation de la francité des Marocains vivant sur le sol français; et puis, le double standard entre les réfugiés ukrainiens et africains; sans parler du port du voile qui revient sans cesse comme un vieux refrain. «On na pas le temps de guérir d’un débat qu’une autre polémique apparaît. On retient constamment notre souffle, commente Fatima Bent, présidente de l’association Lallab. C’est un processus de destruction de notre dignité.»

«Ce processus les nie en tant qu’êtres humains»

Le racisme peut avoir un impact sur la santé mentale des personnes visées. Aux États-Unis, les études concernant «le traumatisme racial» lié aux discriminations sont nombreuses. Le bureau de la santé mentale de l’État de New York a même publié une brochure recensant les différents symptômes physiques et mentaux engendrés par l’expérience du racisme, ainsi que divers moyens pour faire face à de telles agressions.

Dans la presse, les éditos vantant la nécessité de s’éloigner des réseaux sociaux se sont multipliés. En juin 2020, quelques semaines après la mort de George Floyd, Afro-Américain de 46 ans asphyxié sous le poids de trois policiers blancs, Patia Braithwaite expliquait, dans la revue en ligne Self, l’importance de s’accorder des «pauses». «Prendre du temps pour soi, loin des flux incessants de lactualité et des réseaux sociaux, peut vous offrir lespace et le temps nécessaires pour comprendre ce que vous ressentez réellement.»

En France, la recherche sur le sujet n’en est qu’à ses balbutiements. On peut en revanche recommander l’épisode consacré au coût mental du racisme du podcast de Binge Audio Kiffe ta Race, présenté par Rokhaya Diallo et Grace Ly, accompagnées pour l’occasion par Racky Ka, psychologue et docteure en psychologie sociale; ainsi que le livre Impact des microagressions et de la discrimination raciale sur la santé mentale des personnes racisées, écrit par la psychologue Yaotcha d’Almeida et paru en 2022.

La psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve souhaite elle aussi «lever le déni de la charge mentale du racisme». Elle a lancé un compte Twitter, Paroles de Maghrébins en France, pour faire entendre ces voix, et on peut suivre les récits de certains de ses patients victimes de discriminations à travers «“Je me suis fait la guerre”, ou comment être un “bon Arabe”», un reportage sonore poignant produit par France Culture.

«C’est mon combat», indique cette Franco-Tunisienne qui précise qu’une partie importante de sa patientèle est d’origine maghrébine. Tous sont épuisés par cette pression et ont développé des troubles: perte d’énergie, de confiance en soi, dépression, sentiment de persécution, etc. «Ce processus les nie en tant qu’êtres humains. Il n’y a rien de plus pervers que de vous voler votre pensée, votre singularité, de vous rabaisser, explique la psychanalyste. C’est la dégradation même du statut d’humain.»

«Quoiqu’on fasse, ce n’est jamais assez»

Personne ne semble se soucier des conséquences que peuvent avoir ces nombreuses polémiques. «On nie la place du racisme dans nos sociétés, regrette Fatma Bouvet de la Maisonneuve. On a des chiffres qui tombent tous les ans sur les discriminations à l’embauche, à l’hébergement, à tout ce que vous voulez. Mais non, on nous dit que les valeurs républicaines sont respectées, on nous accuse d’être dans la victimisation. Mais nous sommes victimes!»

Si les controverses et autres soi-disant débats ne durent que quelques minutes ou quelques jours, les personnes concernées, elles, souffrent bien plus longtemps. Pour Fatima Bent, présidente de Lallab, il y a un «continuum de violence» à prendre en compte. «Ce ne sont pas que dix minutes de débat entre 19h et 19h30, que quelques extraits sur les réseaux sociaux, soutient-elle. Derrière, on se prend une vague de haine dans notre vie quotidienne. Il y a déjà tout ce qu’on doit subir dans nos vies personnelles et t’y ajoutes les débats télévisés… Cela crée une espèce de harcèlement continuel, de destruction organisée de notre état mental et physique.»

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Donia Ismail — Édité par Natacha Zimmermann

Source : Slate (France)

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