Au Cameroun, la vérité est un métier à risque

Enquête - Il ne fait pas bon être journaliste ou lanceur d’alerte au pays de Paul Biya. Tous ceux qui enquêtent sur la corruption des élites sont menacés, violentés, torturés et parfois tués, dans un silence assourdissant de la communauté internationale.

 Afriquexxi.info – Ekukanju (prénom d’emprunt), 10 ans, et ses six frères et sœurs plus jeunes que lui ne sont plus scolarisés depuis dix mois. Leur père, un journaliste, a été contraint de se cacher après avoir réalisé des enquêtes dénonçant la corruption. Il ne peut plus travailler pour payer leur scolarité et leurs soins. « Nous sommes hébergés par notre mère et notre oncle ici à Douala, explique tristement Ekukanju. Mais il a lui-même une grande famille, il lui est difficile de nourrir tous ces enfants. Si je suis mince comme ça, c’est à cause de la sous-alimentation. » Les membres de la communauté qui ont commencé à aider la famille ne blâment cependant pas le père d’Ekukanju. Ils savent qu’il avait de bonnes raisons d’entrer dans la clandestinité.

Dire la vérité sur le régime de Paul Biya est une activité très dangereuse au Cameroun. Le 9 mars 2022, deux mois seulement avant cette conversation avec Ekukanju, Paul Chouta, journaliste connu pour dénoncer la corruption, a été enlevé dans un bar de Yaoundé où il regardait un match de football. Il a été brutalement agressé et laissé pour mort. « Je suis sorti à la mi-temps lorsque trois hommes non identifiés, en civil, à bord d’un pick-up vert, m’ont accosté et jeté dans leur véhicule, raconte-t-il. J’ai crié à l’aide, mais les agresseurs ont réussi à me pousser à l’intérieur et ont utilisé ma chemise pour me bander les yeux. »

Chouta a été conduit dans ce qu’il reconnaîtra plus tard comme une zone située à la périphérie de la ville, près de l’aéroport. Là, on l’a fait sortir du camion et on lui a demandé de s’agenouiller. Il se souvient avoir été battu avec des pierres, des briques, une matraque et un fouet avant de perdre connaissance. « Ils m’ont dit que j’étais têtu et que je ne retenais jamais les leçons », rapporte Chouta. Ce n’était pas la première fois qu’il était enlevé : il a déjà été arrêté par le passé et agressé par des individus non identifiés, et il a reçu plusieurs avertissements lui demandant d’« arrêter d’écrire des bêtises ». « Ils m’ont dit que cette fois, ils allaient me tuer, car je voulais montrer que j’étais un héros. » Après s’être réveillé blessé, nu et seul, Chouta a marché difficilement sur environ trois kilomètres, avant d’être trouvé et aidé par des inconnus.

« Ils ont dit qu’ils reviendraient m’achever »

Quelques mois plus tard, Jean François Channon, éditeur du Messager, le principal quotidien privé francophone du Cameroun, s’est retrouvé sous le feu des balles alors qu’il rentrait chez lui en voiture. Son chauffeur a réussi à « manœuvrer habilement » et à échapper à deux individus qui ont tiré sur la voiture dans laquelle ils se trouvaient. Jean-François Channon pense que cette attaque est liée à la couverture par son journal d’une affaire de détournement de fonds impliquant l’ancien maire d’un quartier de Yaoundé et une société forestière.

Un autre journaliste, qui a demandé à rester anonyme, raconte qu’il a failli perdre un œil en novembre 2021 alors qu’il travaillait sur une enquête impliquant une personnalité puissante. « Des hommes sont venus chez moi, sont entrés par effraction et m’ont agressé. Je savais qui ils étaient mais ils ont dit qu’ils reviendraient m’achever si j’osais mentionner leurs noms. Après cela, j’ai dû faire traverser la frontière à mes enfants pour les emmener dans un pays voisin », explique-t-il.

Ces journalistes ont tous survécu, mais certains n’ont pas eu cette chance. Le journaliste de Chillen Music Television, Samuel Ajiekah Abuwe, surnommé « Wazizi », parlait régulièrement de la corruption de l’État et des violations des droits de l’homme. Il est mort le 17 août 2019 dans un hôpital militaire de Yaoundé après avoir été porté disparu dix mois auparavant. Selon son avocat, Christopher Ndong, le corps de « Wazizi » portait des traces de torture. Il s’était vu refuser une libération sous caution en vertu de la loi antiterroriste de 2014, qui autorise la détention indéfinie sans inculpation pour des infractions telles que « l’apologie des actes de terrorisme » dans les médias.

Le terrorisme est défini par la loi comme tout ce qui « crée une situation de crise » ou une « insurrection », et a été largement utilisé par les forces de sécurité comme une excuse pour détenir des manifestants et des militants pacifiques. Les données recueillies durant cette enquête montrent une augmentation constante des violations des droits de l’homme commises par l’État à l’encontre des citoyens ces dernières années – la plupart du temps dans le cadre de cette loi. Ces données peuvent être consultées ici.

Une marge de manœuvre de plus en plus réduite

Parmi les centaines de cas documentés, au moins dix-huit journalistes ont été détenus ou contraints à l’exil après l’adoption de la loi en 2014. Parmi eux, Ahmed Abba, de Radio France Internationale (RFI), qui a réalisé des reportages sur les réfugiés et les zones de conflit dans le pays et a été arrêté en 2015 ; ou encore le producteur de documentaires Achomba Hans Achomba, dont le tour est venu en 2017 lorsqu’il a été ciblé pour avoir filmé des manifestations antigouvernementales dans le sud-ouest du Cameroun. Les charges retenues contre eux comprenaient la « complicité d’hostilité contre la patrie », la « sécession », la « propagation de fausses nouvelles », l’« insurrection », l’« incitation à la guerre civile » et la « complicité d’actes de terrorisme ». Tous deux ont été torturés. Achomba a finalement été libéré après des mois de pression internationale, tandis qu’Abba a passé deux années en détention. Tous deux vivent désormais en exil au Nigeria.

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Chief Bisong Etahoben

Elizabeth BanyiTabi

Source : Afriquexxi.info 

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