Le Monde – Notre envoyé spécial avait fait le portrait d’Abdoulaye Ndiaye, dernier survivant du régiment des tirailleurs sénégalais, mort le 10 novembre 1998, à la veille de recevoir la Légion d’honneur.
D’un geste brusque, Abdoulaye Ndiaye chasse les mouches qui agacent ses yeux vides. Puis sa main alourdie par un œdème s’élève jusqu’à son front. De son crâne de vieil ébène bosselé, il va extraire peu à peu des souvenirs de vétéran de guerre. Celle de « quato’ze-dix-huit », « la guerre des Français ».
Parsemant la musique saccadée du wolof, des mots familiers mais anachroniques surgissent, au fil des heures, de sa bouche édentée : « La Somme », « tranchées », « matricule 14576 », « Saint-Raphaël », « Dardanelles ». Au bout de la piste sablonneuse, dans ce misérable village sénégalais de Thiowor flétri par la sécheresse sahélienne, à des années-lumière de Verdun, Abdoulaye Ndiaye fouille au plus profond de sa mémoire de centenaire. Dans son boubou rapiécé, coiffé d’une petite chéchia blanchâtre en coton mité, il fait face au cercle des villageois et à une nuée d’enfants interloqués devant le Blanc venu de Paris juste pour parler à leur « vieux » d’une guerre dont ils ignorent jusqu’à l’existence.
« A consommer avant l’hiver »
Par salves entrecoupées de signes de lassitude et de moments d’égarement qui font s’esclaffer l’assistance, il redonne vie aux souvenirs dramatiques que sa fiche militaire, établie à Saint-Louis du Sénégal et retrouvée au service des pensions de Pau (Pyrénées-Atlantiques), confirme en termes administratifs : « Blessé en août 1914 en Belgique par balle. Passé au 7e RTS [régiment de tirailleurs sénégalais] le 8 mai 1916. Blessé le 1er juillet 1916 devant Asservilliers (Somme). Deux fois blessé : a droit à la qualité de combattant. »
Le doute n’est alors plus possible : le très grand vieillard à barbiche, à demi allongé à même les racines d’un acacia, dans la touffeur de l’octobre tropical, est bien l’un des 180 000 Africains (sur un total de 600 000 « coloniaux ») enrôlés par la France en 1914-1918, sans doute le dernier survivant de la fameuse « Force noire à consommer avant l’hiver » du général Mangin. Un miraculé dans un pays où l’espérance de vie des hommes plafonne à 48 ans.
Abdoulaye Ndiaye affiche 104 ans sur ses papiers militaires et prétend en avoir 109. Mais qu’importent les aléas de l’état civil africain : il avait une vingtaine d’années lorsqu’un événement venu d’une autre planète a bouleversé sa vie, le transportant durant quatre longues années au cœur de la première grande boucherie franco-allemande du XXe siècle.
La guerre n’aura été finalement qu’une hallucinante parenthèse dans sa vie : né pauvre à Thiowor, il y a vécu pauvre pendant un siècle dans une case en terre battue, entre le champ de mil et l’arbre à palabres, survivant d’une horreur ignorée de sa famille et de ses voisins, seul avec ses souvenirs d’une guerre incompréhensible. Aujourd’hui, Cheikh Diop, 28 ans, l’un de ses petits-fils, instituteur à Dakar, est le premier confident du vieillard, l’une des très rares personnes nées à Thiowor à être suffisamment instruite pour pouvoir saisir le sens de son étonnant destin.
« Mame [grand-père], tu avais déjà vu des Blancs avant de partir à la guerre de 14 ? », hurle Cheikh Diop dans l’oreille de son aïeul en saisissant sa tête à deux mains pour vaincre sa surdité. Oui, dans les années 1900, Abdoulaye Ndiaye a croisé des Blancs, des négociants bordelais venus lui acheter de l’arachide. Mais la première idée qui lui vient à propos des Français est qu’« ils voulaient interdire l’esclavage » et menaient bataille « contre les Maures qui vendaient pour 20 centimes des Bambara ou des Wolof de la génération de [son] père ».
Un jour, les mêmes Français ont exigé des chefs de village qu’ils fournissent chacun leur contingent d’hommes pour une guerre lointaine. La France coloniale avait apporté aux Africains les lumières de la civilisation et prétendait solder cette dette en prélevant l’impôt du sang. « L’un de mes cousins s’est enfui pour échapper à l’enrôlement forcé, se souvient M. Ndiaye. En représailles, les Français ont pris en otage mon oncle et l’ont jeté en prison. » Or le jeune Abdoulaye devait une soumission totale à cet oncle paternel, issu d’une caste noble. « Pour lui faire honneur, j’ai pris la place de son fils, et il a été libéré, explique-t-il. C’était mon devoir, et je l’ai accompli. »
« Habillés en soldats »
Une dizaine d’hommes de Thiowor sont ainsi sélectionnés après une visite médicale à Louga, la ville voisine, puis « habillés en soldats », transportés jusqu’à Dakar, où ils sont embarqués vers Kenitra, au Maroc. Trois d’entre eux ne reviendront pas. Là-bas, ils participent aux opérations de « pacification » de ce tout nouveau protectorat, puis traversent la Méditerranée.
A Marseille, on leur apprend des rudiments de français, le minimum pour pouvoir obéir aux ordres, mais aussi pour pouvoir communiquer entre tirailleurs, car « nous parlions tous des langues différentes ». Les Français accueillent plutôt favorablement ces hommes à la peau noire qu’ils découvrent : « Les Blancs prenaient nos mains et frottaient, croyant enlever la terre. Ils nous demandaient : “C’est le soleil ou c’est le Bon Dieu ?” »
Très vite, un train emmène Abdoulaye Ndiaye vers le front, dans le Nord. « Jamais je n’avais pensé que de telles atrocités pouvaient se passer. Dans mon imagination d’humain, ce n’était pas possible, dit-il simplement. Ce n’était pas dans mon habitude de voir des cadavres. Le premier que j’ai vu, c’était une maman morte avec son enfant. »
Des Allemands, il pense seulement qu’ils sont « sokhors » [méchants, en wolof], que, « si tu restes une seconde sans faire attention, ils te tuent ». Pourquoi se bat-il contre eux ? L’étonnante réponse ne tarde pas : « Pour faire mon devoir, pour honorer mon oncle. » « Je me battais contre les Allemands, s’étonne-t-il seulement, mais je ne connaissais pas leur nom, je ne pouvais pas les identifier. »
Son petit-fils, Cheikh Diop, pense que cette effroyable expérience a en réalité eu d’énormes conséquences historiques : « Avant 1914, les Africains percevaient les Blancs comme des surhommes, toujours victorieux, et les redoutaient. Sur les champs de bataille, ils ont partagé leurs repas, ils les ont vus avoir peur, pleurer et appeler leur mère avant de mourir. Ils ont pris conscience qu’il s’agissait d’hommes comme les autres. Ils ont compris qu’ils étaient les égaux des Blancs. Ceux qui sont revenus avaient changé de mentalité ; certains se sont lancés dans la lutte pour l’émancipation, contre la colonisation. Cette réaction s’est amplifiée encore chez les tirailleurs de 1939-1945. »
« Casser coco »
Cheikh Diop considère la France comme « une seconde patrie ». S’il est convaincu que « la guerre de 14 est partie prenante de l’histoire de l’Afrique, à cause du nombre de tirailleurs envoyés », il constate que son grand-père n’en a retenu que l’expérience personnelle : « Il a montré qu’il était un homme courageux, valeureux. »
De fait, plus de quatre-vingts ans après, le vieil Abdoulaye aime à rappeler qu’il était à l’époque « une force de la nature » et prétend qu’il n’a « jamais eu peur ». Allongé dans un hamac, devant les enfants du village, il braque sur eux sa canne à la manière d’un fusil. Il se rappelle avoir cassé les deux jambes à un Allemand avant de le faire prisonnier.
Sur son front, il montre un petit cratère. Soulève sa chéchia pour révéler son crâne ravagé comme un champ de bataille, et raconte ses blessures : « J’étais couché sur le dos et je tirais sur l’ennemi. Tout à coup, j’ai vu du sang couler sur ma tête. Une balle avait glissé sur mon casque et m’avait touché au front. A l’hôpital, j’ai vu un collègue à l’estomac ouvert. » L’idée de se révolter ne l’a jamais traversé : « Obéir au chef comme au grand frère, c’est la règle, interprète le petit-fils. Déserter aurait été leur faire affront. »
Source : Le Monde
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