Le Monde – Portrait – Après un échec en finale en 2014, le capitaine de l’Albiceleste a remporté la Coupe du monde 2022, dimanche 18 décembre face à l’équipe de France. Souvent comparé à Maradona, il fait désormais l’objet d’un culte sans réserve en Argentine.
De Lionel Messi et son rapport à son pays, tout a été dit et écrit. Souvent pour avancer que l’enfant de Rosario – parti à 13 ans à Barcelone y mener carrière, puis y fonder une famille et s’y inventer un destin – n’était pas tout à fait argentin, ou du moins pas assez. Ainsi, « Leo le Catalan » ne saurait même pas préparer l’asado traditionnel, presque une faute dans un pays où la lente cuisson à la braise est aussi sacrée que le football.
Mais pour son dernier Mondial, Messi et l’Argentine se sont enfin rencontrés. De façon inconditionnelle et déraisonnable, comme les Gauchos aiment leurs idoles, au point, pour les plus fanatiques, d’avoir créé en 1998 une Eglise à la gloire d’un autre gaucher, Diego Maradona, ce prophète de génie mais aussi pauvre pécheur, mort le 25 novembre 2020.
Avant le Mondial au Qatar, Lionel Messi était encore considéré comme un simple humain. Mais c’était avant que le capitaine de l’Albiceleste ne remporte la Coupe du monde, dimanche 18 décembre, après la victoire contre la France. L’homme a changé aux yeux des Argentins. A 35 ans, il n’apparaît plus comme ce « gentil garçon » qui n’a « pas assez de personnalité pour être leader ». Le commentaire acerbe sort de la bouche de Dieu, ou presque. Maradona avait ainsi décrit Messi en 2016, lors d’une conversation qu’il pensait privée avec Pelé.
Très longtemps, Messi a eu trois torts. Son départ précoce pour l’Europe, ne pas être Maradona et n’avoir jamais rien gagné avec sa sélection quand il accumulait les trophées avec le FC Barcelone. Comme si son génie lui imposait une dette morale vis-à-vis de son pays. Arrive ce 10 juillet 2021 et cette victoire en Copa America, la première depuis 1993 pour l’Albiceleste. Le lieu et l’adversaire ne peuvent pas être mieux choisis : le stade Maracana de Rio de Janeiro et le rival brésilien, battu 1-0.
Objet politique neutre
« Cette victoire l’a soulagé d’une pression. Les gens ne peuvent plus dire qu’il n’a pas joué avec nous comme en club, relève son ancien coéquipier en sélection Pablo Zabaleta dans une chronique pour la BBC. Avant cela, c’est comme s’il devait gagner – toujours gagner. Que rien d’autre n’était acceptable. »
Avec ce succès dans la plus prestigieuse compétition sud-américaine, l’Argentine paraît découvrir un autre Messi. Sa voix aussi, lui dont on a si souvent dit que ses pieds parlaient pour lui, que ses soupirs tenaient lieu de discours. Dans cette vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, on entend un capitaine habité parler à ses coéquipiers avant la finale. « J’ai vraiment pris beaucoup de plaisir durant ces quarante-cinq jours où personne ne s’est plaint des voyages, de la nourriture, des hôtels, des terrains. Quarante-cinq jours sans voir nos familles ! Quarante-cinq jours ! El “Dibu” [Emiliano Martinez, le gardien] est devenu papa ! Il est devenu papa, et il n’a pas encore pu voir sa fille ! »
Les mots sont simples, mais sonnent vrai et touchent ses compatriotes, persuadés depuis lors de pouvoir décrocher au Qatar cette troisième étoile mondiale, trente-six ans après le sacre de Mexico ; celui d’un « lider maximo » (Diego Maradona) et de dix soldats à son service. Impossible de comprendre le rapport des Argentins à l’attaquant du Paris Saint-Germain sans revenir encore et encore sur la figure du « Pibe de oro » (« le gamin en or »). L’intéressé avait, d’une certaine façon, tenté de couper court à la comparaison avec ce sens de la provocation et la vulgarité qui étaient aussi sa marque de fabrique.
« Il est inutile de vouloir transformer un homme en caudillo [un chef de guerre] alors qu’il va vingt fois aux toilettes avant un match. Arrêtons de diviniser Messi », lâchait-il à Fox Sport Mexique en 2018. Un mois plus tard, il rétropédalait dans un entretien au quotidien Marca. « Moi, Leo, je l’adore », clamait celui qui s’était toujours vu comme un chef doublé d’un rebelle.
Maradona pouvait ainsi surjouer le héros du peuple, exhiber son bras droit tatoué au visage de Che Guevara (autre natif célèbre de Rosario) tout en ayant été un proche de Carlos Menem, le président du virage libéral entre 1989 et 1999. Messi, lui, est un objet politique neutre. Un type sans intérêt même, aux yeux de certains.
Une insulte déjà devenue culte
En 2013, l’écrivain Fabian Casas en dressait un portrait cruel et littéraire pour le magazine So Foot. « Messi est au football ce qu’est Flaubert à la littérature. Flaubert est un écrivain incroyable. Tout est parfait, tu ne peux pas lui dire : “Eh, tu aurais dû changer la fin de Madame Bovary. ” Pourtant, il y a chez Flaubert quelque chose de métallique… A l’inverse, Tolstoï, comme Maradona, comporte un tas d’erreurs. Voilà, Maradona était un joueur épique. Messi n’est qu’un joueur extraordinaire. »
Mais, avec les années, l’enfant timide a pris une épaisseur nouvelle, et pas seulement grâce à sa barbe et à son corps recouvert de tatouages. Par ses buts et son attitude, il a endossé le costume du patron pendant cette Coupe du monde, marquant sept buts en sept matchs. Son « Qu’est-ce que tu regardes, guignol ? », lancé à Wout Weghorst, après la victoire face aux Pays-Bas, en quarts de finale, a épaté les Argentins. Le voilà, l’homme qui éprouve des émotions et les dévoile, celui qui défend les couleurs du maillot et finalement, tout un pays… comme s’il était sur le tard nimbé d’une énergie « maradonienne ».
Seulement un peu. Car ce qui plaît, chez Messi, c’est aussi son humilité. Le mot revient toujours dans les éloges. « C’est une personne super humble, très sensible. Ce n’est pas une personne arrogante ou avec un ego surdimensionné. Et en plus, c’est un bon joueur, un buteur. Il a tout. Il est très solidaire, on le voit avec l’équipe. C’est très beau, ça », résumait Laura, 50 ans, gardienne de parc à Buenos Aires, après la qualification de l’Albiceleste pour la finale.
Ce père de famille à la vie stable, marié avec sa première petite amie, séduit une bonne partie des Argentins, dans un pays où la famille reste une institution essentielle. L’inverse d’un Maradona, artiste tourmenté à la vie dissolue, cocaïnomane (repenti) capable de tirer à la carabine à plomb sur des journalistes. Aujourd’hui, la comparaison a vécu. Il suffit d’écouter les hinchas (supporteurs) dans les stades et les rues de Doha chanter « Et Dieeego, au ciel on peut le voir (…) encourager Lionel… » pour le comprendre.
Source : Le Monde
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