Le Monde – Longtemps, Yinka Shonibare n’a abordé l’Afrique que dans ses œuvres, où des silhouettes vêtues de costumes du XVIIIe siècle taillés dans le wax illustrent les relations avec l’Europe coloniale ainsi que les notions de classe et de privilège. Si son travail est habité par la question des origines, l’artiste né en 1962 à Londres a mis du temps avant de renouer avec ses racines nigérianes.
C’est en 2011, à l’occasion d’une conférence donnée au centre d’art contemporain de Lagos, qu’il prend soudain la mesure de l’appétit culturel de ce pays où il a passé une partie de son enfance. « Je me suis retrouvé face à une salle remplie de jeunes, très curieux, qui voulaient parler d’art, mais qui n’avaient que peu d’endroits pour en voir », raconte-t-il.
Dans la foulée, la star commande une étude de terrain. L’état des lieux est clair : les galeries qui animent le marché à Lagos ne constituent pas des plates-formes de débat. Quant aux musées existants, ils sont principalement ethnographiques ou historiques. Yinka Shonibare, lui-même, est réservé sur l’idée d’un musée à son nom. « Il aurait fallu beaucoup de ressources, une équipe qualifiée, des curateurs, des universitaires… », détaille l’artiste, qui a inauguré début novembre un lieu de résidence et de recherche baptisé Guest Artists Space (GAS), articulé entre Lagos et Ijebu, à une centaine de kilomètres à l’est de la capitale économique nigériane.
L’objectif est d’accueillir chaque année artistes, écrivains, musiciens et scientifiques dans une idée d’échange et de partage des savoirs. Pas question pour ces créatifs de phosphorer en vase clos. Yinka Shonibare a tenu à doubler la résidence d’une ferme écologique pour initier les communautés à l’agriculture raisonnée. Chaque année y seront moissonnées ananas, bananes plantain, noix de cajou, piments, concombre et tomates.
Au Ghana, au Cameroun
« L’accès à une nourriture abordable doit être la base de l’éducation de tout enfant, tout comme les questions environnementales », confie Yinka Shonibare, conscient de l’insécurité alimentaire galopante au Nigeria. « C’est un lieu pour développer ses compétences, à une échelle humaine, apprendre à ne pas gaspiller et réutiliser, et aussi à replanter la forêt qui est vitale », complète Belinda Holden, directrice de GAS.
Pour que ce projet bicéphale sorte de terre, il a fallu du temps – presque dix ans –, de l’énergie et surtout beaucoup d’argent, un peu plus de 2 millions d’euros, entièrement pris en charge par Yinka Shonibare. « Mais je compte pour la suite sur les mécènes, et pourquoi pas des Français », lâche-t-il, mi-amusé, mi-sérieux.
Le Guest Artists Space à Lagos, en février 2022.
L’artiste n’est pas le seul à puiser dans ses fonds propres pour pallier l’absence de structures culturelles en Afrique. Ibrahim Mahama a ainsi déboursé 2,5 millions de dollars pour ses trois projets mêlant art et éducation dans sa ville natale de Tamale, au nord du Ghana. « Quand je n’ai plus d’argent, nous avait-il confié l’été 2021, j’arrête de construire, et dès que j’en ai, je relance la machine. »
Le Camerounais Barthélémy Toguo consacre quant à lui 80 % de ses revenus au développement depuis dix ans de Bandjoun Station, un projet artistique doté d’un volet agricole sur les hauts plateaux de la région Ouest. « En Afrique, ni les politiques ni les riches hommes d’affaires n’investissent dans la culture, regrette l’artiste qui se partage entre la France et le Cameroun. Moi je ne peux pas rester les bras croisés. Que ferai-je de l’argent ? Je n’ai pas besoin de Rolls-Royce. »
Un centre d’étude des arts africains
La Fondation Louis Vuitton, qui a récemment publié une liste non exhaustive des initiatives lancées par des artistes sur le continent africain, en dénombre pas moins de cent, dont neuf au Nigeria. Parmi les projets les plus anciens, on relève le Market Photo Workshop, une indispensable école de photo fondée en 1989 par feu le photographe sud-africain David Goldblatt, à Johannesburg. « Les artistes comprennent sans doute mieux les manques et les besoins des artistes et veulent offrir aux jeunes générations des dispositifs auxquels eux-mêmes n’avaient pas accès », analyse le conservateur Ludovic Delalande, qui a réalisé cette cartographie.
Source : Le Monde
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