Emmanuel Macron et le théâtre de la « société civile »

AfriquexxiAnalyse · Depuis plus de cinq ans, le président français prétend révolutionner les relations entre la France et l’Afrique, notamment en sélectionnant «sa» propre société civile et en la mettant en avant de manière symbolique. Un jeu de dupes conçu dans le but de désarmer les contestataires, mais qui ne trompe plus grand monde.

 

Pour entamer la première tournée africaine de son second mandat, en juillet 2022, Emmanuel Macron a choisi le Cameroun, avant de rejoindre le Bénin puis la Guinée-Bissau. La teneur hautement stratégique de ce déplacement sur lequel planait la rivalité avec la Russie ne fait aucun doute. Mais à Yaoundé, le président français a également pris le temps de rencontrer les membres de la société civile locale – sa « marque de fabrique » depuis plus de cinq ans.

Accueilli par l’ancien tennisman Yannick Noah dans son « club », un resort pour l’élite de Yaoundé, le président a, selon le vocable officiel, assuré « le suivi du Nouveau Sommet Afrique-France », organisé à Montpellier en octobre 2021, lors d’une rencontre d’une heure et demie avec des individus réunis sous l’étiquette de « société civile ». En coulisses, des conseillers de l’Élysée, l’ambassade de France au Cameroun mais aussi des membres de la société civile camerounaise se sont activés pour mobiliser un aréopage un tant soit peu crédible autour du président de la République et pour ensuite organiser des ateliers de réflexion. Ces intermédiaires entre la présidence et les sociétés civiles camerounaise et française étaient notamment réunis dans un « conseil de suivi des recommandations du Nouveau Sommet Afrique-France ».

Certaines voix critiques de la politique de la France en Afrique, habituellement ignorées par le pouvoir, ont été sollicitées. Mais prévenues moins de deux semaines avant le voyage, et en pleine période estivale, la plupart ont décliné l’invitation1. Une fois à Yaoundé, les personnes invitées ont travaillé par petits groupes sur des sujets prédéfinis par l’Élysée – la gouvernance locale, la participation citoyenne et les enjeux de la démocratie ; l’entrepreneuriat, l’innovation et les enjeux du développement durable ; l’histoire, la culture et les patrimoines – dans le but d’« interpeller » publiquement le président sur ces questions lors de son voyage officiel. Le tout fut filmé puis mis en clip vidéo et diffusé sur les réseaux sociaux.

 

L’apparence d’une rupture avec le passé

 

Ainsi, la spontanéité des échanges était en réalité une mise en scène : le monde d’Emmanuel Macron est un théâtre où les représentants des sociétés civiles ne sont que des faire-valoir – des acteurs qui jouent un rôle de composition au service du personnage principal qu’est le président français. C’est un exercice de souplesse redoutable : ils doivent à la fois se montrer critiques à l’égard de la politique traditionnelle de la France sur le continent africain, mais enthousiastes à l’égard de la politique africaine de Macron. Une déclinaison internationale du « en même temps ».

De nombreux observateurs ont critiqué le silence de Paris sur l’absence d’alternance démocratique au Cameroun, les violations des droits humains (notamment dans les régions anglophones) ou encore la nécessité d’une reconnaissance officielle des crimes de la France lors de la guerre de décolonisation. Mais le storytelling qui a entouré cette visite a été peu discuté. Il est pourtant révélateur d’une vision de la société et des relations internationales portée par le président français mise en œuvre en Afrique dès 2017 et visant à donner l’apparence d’une rupture avec le passé.

Dès le discours de Ouagadougou en novembre 2017, dans un (amphi)théâtre garni de 800 étudiants de l’université Joseph-Ki-Zerbo, Emmanuel Macron avait promis la fin de la politique africaine et avait appelé à un sommet Afrique-France sur la « ville africaine du XXIe siècle ». Dans ce discours qui se voulait disruptif, il donnait la part belle aux « entreprises, [à] la société civile, pour qu’il en ressorte des partenariats concrets ». On voyait émerger une volonté de dialogue avec de nouveaux acteurs, plus jeunes et plus dynamiques, plus libres et plus entreprenants que les protagonistes traditionnels de la politique africaine de la France, à savoir les chefs d’État africains et les diplomates français. Renvoyant dos à dos les dirigeants illégitimes (à l’exception d’Idriss Deby Itno) et une administration française perçue comme une composante de ce qu’il nomme « l’État profond »2, et donc comme un frein à ses ambitions, Emmanuel Macron présente alors les sociétés civiles comme des acteurs devant permettre de moderniser les relations franco-africaines et de dépasser les schémas françafricains.

 

Des corps intermédiaires « à la bonne place »

 

Cette méthode, le président français l’a également mise en pratique sur le plan national dès son arrivée au pouvoir. Il s’agit d’écouter (ou de faire semblant d’écouter) mais de ne pas entendre. Il avait d’ailleurs précisé sa pensée durant la campagne électorale de 2017 : « On a besoin de corps intermédiaires, mais à la bonne place »3. Ainsi a-t-il décidé, dans le cadre de sa politique africaine, de créer lui-même ses propres « corps intermédiaires » : Digital Africa, le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), et depuis un an les appendices du sommet de Montpellier, notamment la Fondation de l’innovation pour la démocratie chère à Achille Mbembe. L’objectif est clair : changer le décorum à sa guise et disposer de nouveaux visages capables d’être des relais d’influence en France (auprès des diasporas) et en Afrique.

Ne donner la parole qu’à la société civile africaine et ringardiser les acteurs politiques et étatiques : l’idée peut paraître séduisante puisqu’elle permet de ne plus s’afficher avec des autocrates. Mais ses conséquences politiques peuvent être contre-productives. Premier écueil, l’opinion publique africaine exprime un fort désir de souveraineté et de dignité face à l’ancienne puissance coloniale. Le fait de mettre symboliquement de côté les chefs d’État, y compris les plus légitimes, est souvent perçu comme une nouvelle forme d’ingérence, et d’arrogance – une marque d’irrespect pour ceux qui incarnent l’autorité. Par ailleurs, cette stratégie fragilise les diplomates africains, qui se trouvent dans l’incapacité d’effectuer leur travail dès lors que le canal privilégié de dialogue politique avec la France passe par ces figures de la société civile désignées par le chef d’État français. Réunies dans différents comités de suivi du sommet de Montpellier, ces « élu.es » jouent désormais le rôle de courroie de distribution et de dialogue entre l’Élysée et l’opinion publique africaine.

Les acteurs étatiques africains ne sont pas les seuls à être marginalisés par cette politique. Les diplomates français ou les agents de la coopération internationale le sont également. Ils ont notamment dû faire face à la « concurrence » du Conseil présidentiel pour l’Afrique et de Digital Africa. À Ouagadougou, en 2017, Macron avait d’ailleurs annoncé la couleur : avec le CPA, la voix de la jeunesse africaine « [lui] sera restituée sans filtre, sans intermédiaire, sans concession ».

Le CPA, créé dès août 2017, réunit une dizaine de membres, pour la plupart issus du monde de l’entreprise. Il est doté d’un budget de fonctionnement de 100 000 euros, d’un bureau à l’Agence française de développement (AFD), d’un secrétaire général et d’un chargé de communication pour valoriser son action – celle-ci demeure toutefois largement méconnue. Dix-huit mois après sa création, il était qualifié par le journal Le Monde d’outil « controversé » destiné à « capter les attentes des nouvelles élites économiques et culturelles du continent »4. En novembre 2022, son site internet n’était plus fonctionnel, et sa dernière publication sur Twitter remontait à plus de six mois…

Quant à l’association Digital Africa, lancée en 2018 pour soutenir les start-up africaines, elle a plus souvent défrayé la chronique pour ses crises répétées de gouvernance que pour sa capacité à accompagner le développement économique des entreprises du continent. Dotée dès ses débuts d’un fonds de l’AFD de 65 millions d’euros pour accompagner des projets de start-up, l’initiative aurait été accaparée par une nouvelle directrice exécutive, Stéphan Éloïse Gras, issue de l’AFD et soutenue par l’Élysée. Empêtrée dans des problèmes de gouvernance, l’association a frôlé la dissolution. En novembre 2022, le site de Digital Africa n’indiquait aucun événement organisé sur l’année en cours. Un nouvel astre mort dans la galaxie des institutions censées faire briller la France en Afrique.

 

Opacité et copinage

 

Ces deux institutions, aussi inefficaces qu’opaques, sont symptomatiques de cette vision néolibérale et purement communicationnelle de la politique africaine d’Emmanuel Macron. La recette est toujours la même : sélection par le prince et ses conseillers des hérauts du renouvellement ; fort investissement sur la communication publique à coups de mots-valises (« start-up », « innovation », « inclusivité »…) ; puis désagrégation ou mort lente faute de résultats. La multiplication de ces institutions relève de la « bureaucratisation néolibérale » mise à nu par les travaux de Béatrice Hibou5 et de David Graeber6.

Dans ce contexte, la création d’un fonds d’innovation pour la démocratie, sous la forme d’une fondation basée en Afrique du Sud disposant de trois « hubs » sous-régionaux, n’augure rien de bon. Lancée un an après le sommet de Montpellier, cette fondation illustre la stratégie de cooptation directe du régime macroniste, via le principal financeur (l’État français) ou via des intermédiaires africains comme le philosophe Achille Mbembe. Ainsi ce dernier a recruté des intellectuels proches de lui pour diriger l’institution : Souleymane Bachir Diagne, qui la présidera, mais également Felwine Sarr, qui était présent à la cérémonie de lancement le 6 octobre 2022 à Johannesburg, et avec lequel il anime les « Ateliers de la pensée ». Tous trois sont dotés d’une belle réputation, mais ils sont désormais perçus par une partie de l’opinion publique africaine comme des représentants, voire des suppôts de la France.

Emmanuel Macron entouré de « sa » société civile lors du sommet de Montpellier en octobre 2021.
© Laurent Blevennec / Présidence de la République

 

Le « conseil de suivi des recommandations du Nouveau Sommet Afrique-France » est le dernier avatar de ces appendices institutionnels qui offrent des positions à des acteurs en vue. Actif au Cameroun lors de la visite d’Emmanuel Macron, ce « conseil » a été créé avec l’ambition d’être un « catalyseur de coalitions d’idées » et afin de « changer de narratif », selon son président, l’avocat d’affaires Jacques-Jonathan Nyemb. Ce dernier correspond à l’idéal-type de la diplomatie macroniste : jeune diplômé d’une école prestigieuse (la London School of Economics), doté d’un capital social et économique important et engagé dans des démarches entrepreneuriales diverses (think tank, cabinet d’avocat, fondation…)7.

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Laurent Duarte

Militant associatif, il est actuellement secrétaire exécutif du mouvement Tournons La Page qui réunit plus de 250 organisations en Afrique et en Europe dans le but de promouvoir la démocratie et les droits humains.

 

Source : Afriquexxi (Le 07 novembre 2022)

 

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