« Un climat de guerre froide s’est installé au Maghreb »

L’intensification de la rivalité entre l’Algérie et le Maroc, notamment autour du Sahara occidental, paralyse politiquement et économiquement l’ensemble des pays de l’Afrique du Nord, estime la politologue Khadija Mohsen-Finan, dans un entretien au « Monde ».

Le Monde   – Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb, est enseignante à l’université Paris-I. Elle est l’autrice de, notamment, Tunisie, l’apprentissage de la démocratie 2011-2021 (Nouveau Monde, 2021), et de Dissidents du Maghreb (Belin, 2018), cosigné avec Pierre Vermeren.

Au Maghreb, la fracture entre le Maroc et l’Algérie s’approfondit. Où en sont les lignes de force ?

Le paysage stratégique a évolué ces deux dernières années dans la région. Si on l’observe à travers le prisme de la rivalité entre l’Algérie et le Maroc, on peut dire qu’il s’est inversé. Quand l’administration de Donald Trump [2017-2021] avait reconnu, en décembre 2020, la « marocanité » du Sahara occidental en échange de la normalisation des relations entre Rabat et Tel-Aviv, le Maroc voyait un boulevard s’ouvrir devant lui. Il bénéficiait du soutien de deux parrains de poids : les Etats-Unis et Israël. Et, à ses yeux, les Etats européens ne pouvaient que suivre dans l’acceptation de ses revendications sur le Sahara occidental. Mais la guerre en Ukraine a changé la donne.

Dans quelle mesure ?

L’Algérie a mis en avant sa capacité à fournir de l’énergie à une Europe qui en manque, tout en cherchant à s’implanter davantage en Afrique. Le conflit algéro-marocain s’est ainsi prolongé sur le terrain africain, notamment dans le domaine de l’énergie avec une concurrence de deux projets de gazoducs [transsahariens, l’un transitant par l’Algérie, l’autre par le Maroc] reliant le Nigeria à l’Europe. En outre, depuis le retrait des troupes françaises du Mali [en août], la France cherche à s’appuyer sur l’Algérie au Sahel et au Mali. Et là, l’Algérie joue le même jeu que le Maroc, c’est-à-dire qu’elle tente de se rendre indispensable en mettant en avant ses capacités à négocier, à commercer, à être un pont entre l’Afrique, l’Afrique du Nord et l’Europe.

 

L’Algérie paraissait en plein effacement stratégique à la fin de l’ère Bouteflika (1999-2019). S’est-elle rétablie ?

Il y a un changement. On est face à une Algérie nouvelle qui s’est repositionnée. La révision, en 2020, de la Constitution autorise désormais l’armée à opérer, certes sous conditions, en dehors de ses frontières. Et, depuis la guerre en Ukraine et la quête d’alternatives au gaz russe, les pays membres de l’Union européenne ont un comportement différent à son endroit. La France elle-même la regarde d’un œil neuf. Les visites successives d’Emmanuel Macron, en août, et d’Elisabeth Borne, en octobre, illustrent cette considération nouvelle pour l’Algérie.

L’Algérie n’est-elle pas contrainte par l’héritage de ses liens privilégiés avec la Russie ?

L’Algérie a tiré les leçons de la reconfiguration du système international. Il est vrai qu’elle achète 80 % de son armement à la Russie, laquelle avait effacé [en 2006] 4,7 milliards de dollars de dette militaire algérienne. Elle ne s’aligne pas pour autant complètement sur Moscou. On l’a vu [en mars], lors du vote de la résolution de l’Organisation des Nations unies qui condamnait l’invasion russe en Ukraine. Elle s’est abstenue. Et, en Libye, bien avant la guerre en Ukraine, elle n’avait pas suivi l’option russe d’un soutien au maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque [est]. Nous ne sommes plus dans les clivages de la guerre froide. On le voit avec l’Arabie saoudite qui, au sein de l’OPEP+, a contrarié les Américains. Le Maroc lui-même n’est pas dans un suivisme vis-à-vis de ses parrains occidentaux, y compris sur l’Ukraine : Rabat non plus n’a pas pris part au premier vote de l’ONU.

 

Comment jugez-vous le durcissement de la diplomatie marocaine sur le dossier du Sahara occidental ?

Le Maroc a pensé que le double parrainage des Etats-Unis et d’Israël allait lui donner une longueur d’avance sur l’Algérie, dans leur conflit autour du Sahara occidental. Il s’est alors lancé dans cette politique arithmétique visant à comptabiliser tous les pays soutenant sa position sur le Sahara occidental. Il y a eu certes une évolution de certains pays européens, comme l’Espagne ou l’Allemagne, mais celle-ci n’est pas comparable avec l’avancée qu’a représentée l’accord de décembre 2020 avec Washington. Pour les Etats-Unis, il y a eu en effet une reconnaissance de la « marocanité » du Sahara occidental.

Mais, pour l’Espagne et l’Allemagne, deux pays sur lesquels la pression marocaine a été énorme – migratoire sur la première, économique et commerciale sur la seconde –, il n’y a pas de reconnaissance formelle de souveraineté. Ils concèdent juste que le plan d’autonomie présenté par le roi Mohammed VI, en 2007, est une piste intéressante à considérer pour le dénouement de ce conflit. Ce n’est pas la même chose. Aujourd’hui, le Maroc va encore plus loin puisqu’il conditionne désormais ses relations avec ses partenaires à la reconnaissance sans ambiguïté de la « marocanité » du Sahara occidental. A mon avis, le Maroc s’est mis dans un piège. Il n’a pas tiré les leçons de la guerre en Ukraine et du comportement de Vladimir Poutine. Il continue de penser que le militaire, ou la force, prévaut sur la diplomatie, sur la politique, sur les sociétés.

« Sans titre », 2020, de Nasreddine Bennacer. Gouache sur papier Japon marouflé sur toile, 60 x 80 cm.

« Sans titre », 2020, de Nasreddine Bennacer. Gouache sur papier Japon marouflé sur toile, 60 x 80 cm.

Cette inflexibilité marocaine sur le Sahara occidental explique-t-elle le coup de froid actuel entre Rabat et Paris ?

La France n’est jamais allée plus loin que la reconnaissance du plan marocain d’autonomie pour le Sahara occidental, qualifié de « base sérieuse et crédible » à la discussion. Or, aujourd’hui, les Marocains veulent que les Français adoptent la position américaine, c’est-à-dire la reconnaissance expresse de la souveraineté marocaine.

Pourquoi la France ne franchit-elle pas le pas exigé par les Marocains ?

D’abord parce qu’il y a l’Algérie. Macron a l’ambition réelle – je ne sais pas s’il va y parvenir – de réécrire la relation entre la France et l’Algérie. Ensuite, le président français n’avait peut-être pas imaginé que les méthodes marocaines iraient aussi loin. Il y a, en ce moment, au Maroc, dans la presse aux ordres, un ton très désagréable envers Paris. La France avait pourtant joué le jeu. Elle a toujours été très proche du Maroc sur le Sahara occidental, dont elle avait accepté la politique du fait accompli. C’est même elle qui avait soufflé l’idée de ce plan d’autonomie, il y a quinze ans. Mais elle ne veut pas, aujourd’hui, se laisser dicter sa diplomatie par le Maroc.

La nouvelle alliance entre le Maroc et Israël a-t-elle changé la donne stratégique au Maghreb ?

C’était une crainte de l’Algérie. Là encore, la guerre en Ukraine est venue calmer cette appréhension. En fait, l’appui stratégique d’Israël au Maroc a toujours existé. Sauf qu’aujourd’hui il se fait au grand jour. Est-ce qu’Israël viendrait aider militairement le Maroc en cas de conflit ? Je ne le pense pas. Dans le cadre de leurs ambitions en Afrique, les Israéliens ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur le Maroc. En revanche, ils peuvent être très utiles au niveau de l’espionnage. Là, ils peuvent considérablement aider le Maroc. Ils l’ont d’ailleurs déjà fait, le plus récemment avec le logiciel Pegasus. Mais au-delà ? L’Algérie a agité ce chiffon rouge, mais c’est retombé.

 

Un dégât collatéral de ce conflit est la brouille entre le Maroc et la Tunisie, à la suite de l’accueil en grande pompe du chef du Front Polisario, Brahim Ghali, par le président tunisien, Kaïs Saïed, en août, à Tunis. La Tunisie a-t-elle pris le parti de l’Algérie dans cette affaire ?

La Tunisie n’a plus les moyens de sa neutralité, qui était sa position historique, notamment sur la question du Sahara occidental. Habib Bourguiba [1957-1987] parlait de « neutralité positive », et avait donné à la Tunisie les moyens de cette neutralité positive. Aujourd’hui, la Tunisie souffre de deux maux. D’abord, il y a un rapprochement de l’Algérie, dont elle dépend de plus en plus pour son gaz, son électricité, la sécurité de sa frontière, le renseignement.

D’autre part, la diplomatie de Tunis a beaucoup perdu de sa superbe, de son expertise. Des fondamentaux de la politique étrangère avaient été édictés par Bourguiba et maintenus sous Ben Ali [1987-2011], ainsi que des lignes rouges à ne pas franchir pour maintenir la neutralité du pays. Dans l’affaire de la réception de Brahim Ghali, avec un protocole digne d’un chef d’Etat – alors même que la Tunisie n’a jamais reconnu officiellement le Front Polisario, pas plus que la République arabe sahraouie démocratique –, on voit bien que Kaïs Saïed n’a pas évalué les effets de cette invitation.

L’Algérie a probablement demandé à Saïed, qui était très isolé, non seulement de recevoir Brahim Ghali, mais de le recevoir de cette manière-là. Il y a peut-être eu aussi une volonté du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, de ridiculiser Saïed, en tout cas d’évaluer jusqu’à quel point il pouvait obtempérer. Mais M. Saïed a-t-il aujourd’hui réellement les moyens de dire non à l’Algérie ?

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Propos recueillis par

 

 

 

 

Source : Le Monde  (Le 04 novembre 2022)

 

 

 

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