Iran – La révolte de la troisième génération

Depuis 1979, la société iranienne a profondément changé. La révolte actuelle, celle de la génération des « petits-fils et petites-filles de Khomeiny » secoue les équilibres, mais son succès dépend de l’élargissement du mouvement.

Orientxxi.info – La révolte courageuse des jeunes femmes iraniennes dépasse le symbole oppressant de l’obligation du port du voile islamique1. Il a provoqué un élan de solidarité internationale sincère, profond et nécessaire pour soutenir un mouvement qui est bien plus qu’une révolte.

C’est en effet un conflit à la fois de basse intensité avec mille petites manifestations locales, et non pas de grandes démonstrations dans les grandes villes. C’est également un conflit de forte intensité, car il traduit l’aboutissement, la synthèse des dynamiques dramatiques, complexes, paradoxales qui n’ont jamais cessé d’animer, malgré la répression, une société iranienne qui n’est plus du tout celle qui avait renversé le chah en 1979.

Cette nouvelle réalité sociopolitique peut-elle se traduire par un changement politique ? L’habileté, l’expérience et la force répressive des factions islamiques qui gèrent l’Iran depuis quatre décennies, imposent de ne pas être naïf et d’éviter de pousser les protestataires dans une impasse dramatique. Les pays occidentaux qui n’ont jamais cessé de s’ingérer dans les affaires intérieures iraniennes par des coups d’État, des sanctions et même la guerre ont peut-être ici l’occasion de revoir leur politique.

 

La contestation, héritage de la révolution

 

Le pouvoir contrôlé depuis quatre décennies par le clergé chiite a souvent été contesté, mais il a toujours bénéficié d’un soutien populaire incontestable, construit autour du consensus révolutionnaire et nationaliste scellé par les mythes fondateurs que sont le renversement de la monarchie, la personnalité de Rouhollah Khomeiniy, et surtout la guerre Irak-Iran (1980-1988). L’autre consensus issu de la révolution de 1979 est l’attachement de tous les Iraniens à la République, à la liberté, au droit de vote, au droit de s’exprimer, à l’esprit de contestation et si nécessaire, à la révolte.

Cet esprit « révolutionnaire » est revendiqué par tous les Iraniens, qu’ils soient fidèles ou opposés au régime islamique. Pour les fidèles, la « révolution » s’est achevée en 1979. C’est un modèle sacré, immuable et figé qui ne saurait évoluer. Pour les opposants, l’esprit « révolutionnaire », contestataire de ceux qui ont osé renverser le régime impérial est resté intact. Malgré la répression, les trois générations qui ont grandi sous la République islamique n’ont jamais cessé de s’exprimer, de revendiquer, à propos de politique, d’économie et aujourd’hui de culture.

Le président Ebrahim Raïssi, âgé de 63 ans, est le parfait exemple de ces jeunes militants islamistes, nationalistes ou technocrates qui n’ont pas théorisé la révolution, mais l’ont servie, puis ont imposé et géré le nouveau régime politique. Ce sont plus des apparatchiks que des idéologues. Ce ne sont pas les compagnons de Khomeiny, mais ses « fils ». La guerre a soudé les millions de jeunes de cette génération qui ont combattu comme soldats, Gardiens de la révolution ou simples miliciens (bassiji). Ils ont ensuite bénéficié d’avantages matériels comme anciens combattants. Tout le pays est entre leurs mains, du ministre à l’employé local des postes.

Beaucoup de ceux qui l’ont vécue restent attachés à leur révolution, à leur guerre héroïque et à la devise « Indépendance, Liberté, République islamique » en regrettant parfois que le dernier mot ait étouffé les deux autres. Mais ils ne remettent pas en cause leur jeunesse et le système qui les a nourris. Pendant des décennies, « conservateurs » et « réformateurs » ont ainsi cogéré le système et assumé le consensus révolutionnaire, nationaliste, islamiste et anti-américain de 1979. En 2009, ils ont été nombreux à dénoncer la fraude électorale (« Où est mon vote ? ») avec, à Téhéran, les manifestations les plus massives depuis 1980, mais le Mouvement vert qui soutenait Mir-Hossein Moussavi, ancien premier ministre pendant la guerre, ne s’est jamais développé. Pour cette génération (les plus de 60 ans forment 12 % de la population), la priorité est la stabilité du régime islamique et la sauvegarde des avantages moraux et matériels — immenses ou modestes — qu’ils ont acquis.

 

Découragement de la nouvelle classe moyenne

 

Âgés de 30 à 50 ans, ces « petits-enfants de Khomeiny » ont massivement bénéficié de la politique très volontariste d’instruction publique mise en place par la République islamique dans les années 1980 pour islamiser (et « chiiiser » dans les provinces sunnites) la société par l’école et l’université. Aujourd’hui la quasi-totalité de la population, y compris les filles en zone rurale ou dans les banlieues, est alphabétisée et l’Iran compte plus de quatre millions d’étudiants, souvent de très haut niveau. Cette nouvelle classe moyenne est nombreuse (40 % des Iraniens ont entre 25 et 60 ans) et d’origine modeste. Leurs parents ont fait la révolution. Ils sont pour la plupart de bons musulmans, mais restent réservés sur l’idéologie islamique et les idéaux « révolutionnaires », car l’instruction qu’ils ont reçue a ouvert les esprits, fait découvrir le monde contemporain et naitre de nouvelles ambitions personnelles. La réussite sociale et économique pour le plus grand nombre est un objectif largement partagé. Ils sont scandalisés par les élites corrompues, mais ont fini par accepter un modus vivendi.

En 2015, la signature de l’accord sur le nucléaire (JCPOA) négocié principalement par les États-Unis de Barak Obama et l’Iran de Hassan Rouhani avec l’accord tacite du Guide Ali Khamenei, a suscité un immense espoir de changement chez tous ces ingénieurs, cadres, simples techniciens ou ouvriers bien formés, mais au chômage. La levée des sanctions économiques a immédiatement provoqué une ruée en Iran des entreprises étrangères. Après la dure expérience de quatre décennies d’islam politique, le pays qui était resté en marge de la mondialisation sortait enfin de l’isolement révolutionnaire pour donner toute sa mesure comme puissance émergente dans tous les domaines, technologique, industriel ou artistique. La prospérité et le soft power iranien remplaçaient enfin la « menace iranienne » et les discours révolutionnaires.

Cette euphorie fut de courte durée. En déchirant l’Accord sur le nucléaire en 2018, Donald Trump a littéralement « assassiné » cette classe moyenne ambitieuse et ruiné les espoirs d’évolution politique. Les nouvelles sanctions économiques ont en effet poussé l’Iran à reprendre son programme nucléaire, provoqué une crise économique sans précédent, et favorisé l’accession au pouvoir des factions conservatrices les plus radicales. Le découragement de ces jeunes adultes, des « petits-fils de Khomeiny » est immense. La plupart se sont abstenus lors de l’élection d’Ebrahim Raïssi à la présidence en 2021 et s’ils approuvent la révolte de leurs enfants, ils n’ont pas rejoint leur mouvement, car ils sont écrasés par la crise économique, démoralisés par l’échec de leur carrière professionnelle, découragés par l’absence d’alternative politique et désabusés par les pays européens qui n’ont pas fait grand-chose contre Donald Trump.

Après l’élection de Jo Biden, des discussions ont repris à Vienne pour tenter de réparer les dégâts et signer un nouveau JCPOA, mais les conditions politiques ont changé et les négociations sont sans cesse bloquées par des surenchères de part et d’autre. Les Américains, soumis à un puissant lobbying israélien, et certains Européens, dont la France, sont toujours très sourcilleux sur les questions nucléaires, tandis que l’Iran de Raïssi, qui comprend des nombreux opposants à toute ouverture économique ou politique, exige d’impossibles garanties économiques. La révolte des jeunes femmes a éclaté dans ce contexte de déréliction.

Tous veulent simplement être libres

 

Les jeunes femmes de 15 à 25 ans sont paradoxalement le pur produit de deux valeurs héritées de la Révolution et souvent oubliées par la République islamique : l’éducation généralisée, l’attachement à la liberté de parole et surtout l’esprit de révolte. Cette jeune génération est peu nombreuse puisque les mères ont souvent moins de deux enfants, et elle n’a pas les responsabilités économiques et sociales des parents. Étudiant·es, jeunes chômeur·ses et lycéen·nes ne sont pas imprégnés des mythes et souvenirs d’une Révolution et d’une guerre vieilles de plus de quarante ans, avant même la chute de l’Union soviétique. Le port du voile islamique qui avait convaincu, en 1978, les femmes des milieux populaires de se joindre en masse aux manifestations contre le chah est pour eux et elles un simple reliquat historique qui a perdu toute valeur « révolutionnaire » et qui ne correspond plus aux normes morales actuelles, même dans les milieux populaires. Tous et toutes veulent simplement être libres.

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Bernard Hourcade

Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS, il a dirigé l’Institut français de recherche en Iran (1978-1993)

Source : Orientxxi.info 

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