L’Époque – Pendant son quart d’heure de retard réglementaire propre à toute star internationale qui se respecte, on a eu le temps d’imaginer le style du jour du bonhomme. Viendrait-il paré d’un boubou traditionnel tissé en coton ouest-africain ou habillé d’une de ses tenues militaires favorites ? Arborerait-il le trio coloré vert-jaune-rouge, symbole du rastafarisme, en collier de billes d’argile ou sur un patch brodé représentant l’Afrique ?
Raté. Ce jeudi 29 septembre, le roi du reggae africain a laissé ses clichés au placard de son hôtel fétiche, planté au bout d’une avenue clichoise. La capuche sur la tête et les dreadlocks rebelles qui dépassent, Tiken Jah Fakoly franchit les portes du Coq noir, un restaurant franco-camerounais de Clichy (Hauts-de-Seine), vêtu d’un survêtement gris. Tout juste distingue-t-on trois touches de vert, jaune et rouge sur son tee-shirt blanc siglé « Fakoly Vibes ».
« Grande sœur ! Comment vas-tu ? », lance-t-il à la patronne avant de s’installer au fond de la salle, à côté de l’espace réservé aux concerts et des cuisines où l’on sert le traditionnel ndolé camerounais – un plat à base de feuilles et d’arachides –, ou encore des poulets et poissons braisés accompagnés de l’incontournable attiéké ivoirien, « comme à la maison ».
Serveurs, barmans et clients ne se retournent pas sur le passage du « Jah » (nom donné à Dieu dans la culture rastafarie). Ici, le chanteur ivoirien de 54 ans est un peu chez lui. « Je suis un des premiers clients du Coq, depuis plus de quinze ans », s’enorgueillit-il, en attendant l’arrivée de la tournée que « L’Epoque » comptait payer. Encore raté, l’attaché de presse de Wagram Music, qui suit Fakoly à la trace depuis le début de la promotion de son nouvel album (Braquage de pouvoir, dans les bacs le 4 novembre), nous a doublé.
La nostalgie de l’exilé
Un jus de gingembre pour lui, un de bissap pour nous. Quand son large verre arrive, Tiken Jah fredonne Petit pays de la chanteuse cap-verdienne Cesaria Evora. Une ode à la nostalgie de l’exil qu’il susurre en commençant à s’abreuver, lui qui fut contraint de quitter son pays natal pour le Mali voisin en 2002 après avoir été menacé de mort en raison de son accointance, non avérée, avec la rébellion qui secouait le nord de la Côte d’Ivoire, où il est né.
« Ma mission est de démonter les manipulations des hommes politiques et d’éveiller les consciences »
Dans son premier album Mangercratie (1996), comme dans Cours d’histoire (1999), Tiken Jah Fakoly se positionne contre l’ivoirité, un concept agité par les politiques de l’époque et qui a servi à marginaliser les immigrés ouest-africains comme les communautés du nord du pays. « Ma mission est de démonter les manipulations des hommes politiques et d’éveiller les consciences du peuple », raconte-t-il, un brin messianique.
Poil à gratter des gouvernants et fétiche agité par les opposants d’Afrique de l’Ouest depuis plus d’un quart de siècle, Tiken Jah Fakoly a autant dénoncé « les sales sous de Sassou » au Congo, « les gombos de Bongo » au Gabon, « les crédits de Déby » au Tchad que « les coups de fouet d’Houphouët » en Côte d’Ivoire, comme il l’a chanté dans son morceau L’Afrique doit du fric, sorti en 2004. « Un reggae man qui ne s’intéresse pas à la politique doit faire du zouk ! », lance l’artiste.
Dans la vie civile, Tiken s’appelle Moussa Doumbia et il a toujours voulu chanter et danser. A Odienné, commune du nord-ouest de la Côte d’Ivoire où il est né, le petit Moussa préférait les pistes de danse du quartier aux bancs de son école primaire. Ni une ni deux, son père veut sévir et l’envoie en pension dans le village où réside un de ses oncles. A Béléban, ni eau ni électricité. Mais les gamins du coin rivalisent d’ingéniosité et organisent des soirées, surnommées « bals poussières », en passant des disques sur de vieux lecteurs vinyles à piles, branchés à des caissons de basse électrifiés à partir de batteries de moto.
« Là, j’ai découvert la lumière », comme « un religieux quand il a lu la Bible ou le Coran », se rappelle-t-il, nostalgique, en levant les doigts vers le ciel. Son « Jah » à lui s’appelle Bob Marley. Ses chansons ne le quitteront plus jamais.
Moussa Doumbia devient petit à petit Tiken Jah Fakoly. Son nom de scène est un hommage tant au rastafarisme qu’à un de ses ancêtres nommé Fakoly Daba et qui fut, au XIIIe siècle, un des lieutenants de l’empereur Soundiata Keïta, libérateur du peuple mandingue sur le territoire de l’actuel Mali. Mi-rasta, mi-guerrier…
« Tant que la situation ne bougera pas, je resterai au front. Tant que la guerre n’est pas finie, le militaire a toujours son treillis », avait-il déclamé au Monde en novembre 2007. Huit mois plus tôt, la signature d’un accord de paix entre le président ivoirien Laurent Gbagbo et le chef rebelle Guillaume Soro avait promis de mettre fin à cinq ans de guerre civile. Mais Tiken Jah Fakoly sait, à l’époque, que cet accord reste bien fragile, tant la société ivoirienne s’est fracturée. Il veut se battre pour la « remettre sur les rails ».
Grande gueule
Quinze ans plus tard, l’héritier africain de Bob Marley reprend ses chevaux de bataille traditionnels dans son onzième album : l’union des peuples d’Afrique (avec Amadou et Mariam), la dénonciation de l’immigration clandestine et la dérive des religions. Sans oublier l’indignation face aux « braquages de pouvoir » dynastiques au Tchad, au Togo comme au Gabon. « Le peuple ne veut plus de la famillecratie. La démocratie est en danger », chante-t-il sur le titre-phare de son album.
Source : L’Époque – Le Monde
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