Le Monde – « Pour la première fois dans l’histoire du monde, une carte de couverture maladie universelle ne vous permet pas de vous soigner, mais elle vous permet de voyager ! » Cette saillie de Tchélé Kobres, un internaute très suivi sur Twitter en Côte d’Ivoire, en dit long sur la polémique que suscite la décision du gouvernement d’imposer à tous les citoyens de souscrire à la Couverture maladie universelle (CMU). Un décret en ce sens a été adopté le 28 septembre en conseil des ministres et l’obligation sera effective dans six mois.
A la surprise des Ivoiriens, la carte d’assuré sera alors demandée pour effectuer de nombreuses démarches administratives : le retrait du passeport et du permis de conduire, l’inscription aux concours d’entrée à la fonction publique, le recrutement dans les secteurs publics, parapublics et privés, et même l’inscription des élèves de 16 ans et plus au lycée.
Pierre Dimba, le ministre ivoirien de la santé, de l’hygiène publique et de la CMU, a annoncé que les citoyens pouvaient s’enrôler gratuitement. Ensuite, ils devront s’acquitter d’une cotisation mensuelle de 1 000 francs CFA (1,50 euro) pour obtenir 70 % de réduction sur certaines consultations et une large liste de médicaments – et jusqu’à 100 % pour les plus démunis. L’enjeu, affirme le gouvernement, est de permettre à l’ensemble de la population de bénéficier de soins de santé de qualité.
Mais une bonne partie des Ivoiriens ne voient pas du même œil cette obligation, alors que la CMU est décriée depuis son lancement, en 2019, pour ses lenteurs administratives et son inefficacité. Le décret vient d’ailleurs souligner un échec : le très faible enrôlement de la population. En trois ans, selon les chiffres du gouvernement, seules 3,5 millions de personnes ont souscrit au dispositif, soit 12 % de la population. Et d’après une étude confidentielle réalisée du 1er avril au 31 août par une organisation indépendante pour le compte du gouvernement (et que Le Monde Afrique a pu consulter), seuls « 140 000 assurés ont bénéficié des prestations de la CMU ».
« C’était l’assurance du cache-nez »
L’une des rares grandes réformes sociales et solidaires du gouvernement ivoirien de ces dix dernières années a du mal à prendre. « Devant le désintérêt des populations, en 2020, pendant le Covid, l’Etat a promis des aides à hauteur de 75 000 francs CFA aux familles qui souscrivaient à la CMU, mais sans leur dire qu’il faudrait cotiser 1 000 francs par mois pour bénéficier de ses avantages », relate un médecin basé dans le nord-ouest du pays, qui préfère rester anonyme car évoluant, dit-il, « dans une zone hostile à toute critique contre le système ».
Durant les premiers mois de l’épidémie, qui s’est déclarée en Côte d’Ivoire en mars 2020, la CMU a donc connu un relatif succès. D’autant que l’Etat a aussi annoncé la gratuité des cache-nez (nom donné en Côte d’Ivoire aux masques) sur présentation de la carte d’assuré. « Dans la tête des gens, la CMU ne servait qu’à cela. C’était l’assurance du cache-nez », observe le docteur Franck Diagaunet Dodié, expert en santé publique et directeur général d’Innovative Healthcare Solutions, une entreprise de conseil en santé.
« Cet engouement semble s’estomper et présente actuellement quelques signes inquiétants », pointe toutefois l’étude indépendante, qui explique cette baisse d’intérêt par « les lourdeurs et défaillances de la procédure d’enrôlement, immatriculation et obtention de la carte d’assuré ». Cette étude n’a pas été rendue publique par l’Etat « en raison de ses mauvais résultats », souligne un spécialiste du monde médical ivoirien qui travaille avec le gouvernement sur les questions nationales de santé. Elle souligne aussi les « déceptions éprouvées par les nouveaux assurés du fait des nombreux obstacles d’accès aux soins et médicaments CMU et de la qualité médiocre des prestations servies » .
Un expert européen de ces questions basé à Abidjan note qu’il existe une « vraie méfiance des Ivoiriens à l’égard de ce système, qui se demandent pourquoi cotiser 1 000 francs chaque mois sans certitude d’avoir un médicament remboursé ». Pour certains, cette mesure peu efficace ressemble même à « une arnaque du gouvernement pour renflouer les caisses », résume notre spécialiste ivoirien.
Pour certains, cette mesure ressemble à « une arnaque du gouvernement pour renflouer les caisses »
Un pharmacien d’une grande officine d’Abidjan, en poste depuis février, est incapable de trouver les médicaments remboursés par la CMU. Il n’était d’ailleurs pas au courant des dernières mesures gouvernementales. « Pourquoi on n’a pas d’informations ? », s’agace-t-il, requérant lui aussi l’anonymat sur ce sujet jugé sensible par nos interlocuteurs. Après un rapide coup d’œil sur son ordinateur, il estime qu’en moyenne, quatre clients sur les 100 à 200 qui viennent chaque jour dans sa pharmacie présentent leur carte CMU. « Et à chaque fois, c’est pour les cache-nez gratuits, précise-t-il. En ce moment, on est en rupture de stock et beaucoup de clients se plaignent. » En huit mois, un seul patient est venu dans cette pharmacie pour des médicaments remboursés.
Un projet piloté dans la précipitation
Pourtant, le nombre de médicaments remboursables délivrés par la Nouvelle Pharmacie de la santé publique de Côte d’Ivoire (NPSP-CI), l’organisme censé assurer la disponibilité et l’accessibilité des médicaments sur tout le territoire, serait passé de 242 à 741, selon le ministère de la santé. Mais dans les faits, les problèmes logistiques sont tels que de nombreuses pharmacies ne sont pas pourvues. « Lorsque je regarde les données de certains établissements pharmaceutiques, je remarque qu’il n’y a parfois qu’un seul médicament de la NPSP-CI disponible. C’est dramatique », révèle l’expert européen.
Franck Diagaunet Dodié estime que le projet de CMU, « formidable » sur le papier, a été piloté dans la précipitation. « Il fallait d’abord faire une bonne étude de faisabilité, percevoir tous les obstacles qui pouvaient poindre à l’horizon, évaluer l’état du système de santé et comprendre les réticences des populations », déroule-t-il. La phase pilote a été réalisée sur des étudiants dès 2017. « Or les étudiants ne sont pas représentatifs de la société. Et on leur a offert la CMU gratuitement. Mais vous ne pouvez pas tester l’acceptation d’un dispositif en l’offrant », poursuit-il.
Alors que la loi instituant la CMU est passée en 2014, un an avant la présidentielle, son application a été effective en 2019, là encore un an avant l’élection. « La CMU a été brandie comme un argument électoral. C’était l’étendard de l’Etat. Il fallait précipiter son lancement pour qu’à l’approche de la présidentielle on ait un semblant de système fonctionnel », décrypte notre spécialiste ivoirien.
Source : Le Monde (Le 13 octobre 2022)
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