Coupe du monde de football : comment la France aurait monnayé son soutien au Qatar

France Inter – De Paris à Doha, en passant par Zürich, la cellule investigation de Radio France et l’équipe de Complément d’enquête de France 2 ont enquêté ensemble sur les coulisses de l’attribution de la Coupe du monde 2022 au Qatar.

 

Un article de Benoît Collombat, cellule investigation de Radio France, et Pierre-Stéphane Fort, Complément d’enquête (France 2)

 

“Par quel miracle le Qatar, qui avait le plus mauvais dossier de tous les candidats, a obtenu la Coupe du monde ? Si vous êtes croyant et qu’on se retrouve lors du jugement dernier, il faudra poser la question au Bon Dieu !” Lorsque nous le rencontrons sur les hauteurs de Zürich, dans une maison peuplée de photos où on le voit s’afficher aux côtés de chefs d’État ou du pape, Sepp Blatter fait mine de s’interroger. À 86 ans, l’homme qui a passé 17 ans à la tête de la FIFA (1998-2015) connait tous les secrets du foot business . C’est lui qui, le 2 décembre 2010, annonce à la stupéfaction générale que le Qatar décroche la Coupe du monde 2022. Alors qu’il disposait du plus mauvais dossier technique, l’émirat l’emporte avec 14 voix contre huit pour le grand favori, les États-Unis.

Depuis 2016, la justice française enquête. Une information judiciaire pour corruption a été ouverte en 2019. Nous avons donc exploré les pistes suivies par les juges d’instruction. Toutes mènent vers un “deal” global qui aurait été noué entre la France et le Qatar, lors d’un déjeuner à l’Élysée, le 23 novembre 2010. Selon nos informations, ce jour-là auraient été évoquées comme contreparties possibles en échange du soutien de la France au Qatar : le rachat du PSG, mais aussi la vente de 24 avions de combat Rafale (finalement vendus au Qatar en 2015). Un rendez-vous entre Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Élysée, et un sulfureux homme d’affaires qatari au lendemain de ce déjeuner intrigue également les enquêteurs.

 

Un déjeuner radioactif

 

“Le déjeuner organisé à l’Élysée le 23 novembre 2010 a constitué un tournant décisif (…) en favorisant l’attribution de la Coupe du monde au Qatar.” C’est la conclusion d’une note de synthèse du parquet national financier (PNF) datée du 26 novembre 2019 que nous avons pu consulter.

Selon le plan de table récupéré par les enquêteurs, ils sont sept à y avoir participé dans le salon des ambassadeurs de l’Élysée : le président de la République, Nicolas Sarkozy, le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, la conseillère Sports du chef de l’État, Sophie Dion, le président de l’UEFA et vice-président de la FIFA, Michel Platini, le prince héritier du Qatar, aujourd’hui à la tête de l’émirat, Tamim Ben Hamad Al Thani, ainsi que le Premier ministre et ministre des Affaires étrangères du Qatar, Hamad Ben Jassem Al Thani, accompagnés d’une interprète.

Ce déjeuner parait si gênant que deux personnes démentent y avoir été présentes. Claude Guéant explique n’avoir fait qu’accueillir la délégation qatarie lors d’un apéritif qui a précédé le déjeuner, tandis que Sophie Dion dit n’en avoir conservé “aucun souvenir”. Lors de sa garde à vue, le 18 juin 2019, l’ancienne conseillère Sports de Nicolas Sarkozy a pris ses distances avec les différents protagonistes de cette histoire : “Je vous jure sur la tête de mes enfants que je n’ai jamais entendue parler à l’Élysée de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar”, affirme-t-elle aux policiers.

Difficile de savoir ce qui s’y est dit précisément. Selon nos informations, les Archives nationales ont répondu aux juges d’instruction qu’il n’y avait “pas de document produit à l’issue du déjeuner”. Le journaliste du Monde Rémi Dupré n’a pas pu avoir accès aux documents préparatoires au repas versés aux Archives. La Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) lui a répondu qu’ils étaient couverts par la protection des intérêts fondamentaux de l’État.

L’attribution de la coupe du monde au Qatar a-t-elle été évoquée lors d’un déjeuner à l’Élysée le 23 novembre 2010 ?
L’attribution de la coupe du monde au Qatar a-t-elle été évoquée lors d’un déjeuner à l’Élysée le 23 novembre 2010 ?

© Radio France – Illustration Nicolas Dewit

 

Le sujet est d’autant plus délicat que des intérêts géopolitiques et financiers ont pu se greffer à ce déjeuner. En 2021, le site Blast en a publié un compte-rendu en arabe, selon lequel les discussions entre Nicolas Sarkozy et les Qataris auraient porté sur le financement de la guerre en Libye, pour renverser Kadhafi, ce qui se produira trois mois plus tard. Ce compte-rendu, comme les autres documents publiés par Blast ont été versés au dossier judiciaire.

De possibles liens financiers entre la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007 et le Qatar intriguent également les enquêteurs. Selon un rapport de la police anticorruption révélé par Mediapart, sept mois après le déjeuner de l’Élysée, le chef de l’État aurait fait financer par l’émirat des prestations de communication qu’il n’avait pas déclarées dans son compte de campagne en 2007. Autant d’éléments qui confèrent à ce déjeuner un caractère ultra-sensible.

 

Objectif : convaincre Platini de voter Qatar

 

Des notes (révélées en 2020 par Mediapart) rédigées par Sophie Dion, saisies lors d’une perquisition à son domicile, montrent que dès mars 2010 (soit huit mois avant le déjeuner), l’Élysée s’intéressait déjà de très près au rôle que pouvait jouer Michel Platini pour favoriser la candidature du Qatar. “Michel Platini a une influence non négligeable sur le vote des membres de la FIFA. La délégation qatarie espère obtenir le soutien de la France et du président de l’UEFA, Michel Platini”, écrit Sophie Dion dans l’une de ses notes préparatoires au déjeuner.

Mais pour l’Élysée, le soutien de Platini au Qatar n’est pas garanti. C’est ce qui ressort d’une autre note de Sophie Dion adressée au chef de l’État et au secrétaire général de l’Élysée, la veille du déjeuner de l’Élysée. Sophie Dion explique que le rendez-vous du 23 novembre se fera en deux séquences. Il y aura d’abord, un tête-à-tête de 12h30 à 13 heures, entre Michel Platini et le président Sarkozy portant sur la réélection de Platini à la tête de l’UEFA et sa candidature potentielle à la FIFA. Puis une seconde séquence de 13 heures à 14h30 où ils seront rejoints par la délégation qatarie. Et Sophie Dion conclut dans sa note : “Michel Platini devrait être réservé sur cette candidature du Qatar lors de la première séquence du rendez-vous. Naturellement devant vos hôtes, sa position doit être plus favorable.”

“Je savais que Michel Platini était réservé sur l’attribution de la Coupe du monde au Qatar », finit par lâcher Sophie Dion aux enquêteurs. « Mais je ne trouvais pas opportun qu’il le dise au cours de ce déjeuner.”

Une interprète, Nicolas Sarkozy, Claude Géant, Sophie Dion et Michel Platini qui auraient déjeuné avec deux représentants qataris en novembre 2010.
Une interprète, Nicolas Sarkozy, Claude Géant, Sophie Dion et Michel Platini qui auraient déjeuné avec deux représentants qataris en novembre 2010.

© Radio France – Illustration Nicolas Dewit

Une ingérence politique

 

Ce déjeuner “était une ingérence politique”, nous a affirmé Sepp Blatter, comme il l’a déclaré aux enquêteurs, en avril 2017. L’ancien président de la FIFA nous raconte : “Michel Platini m’a appelé juste après. Le président Sarkozy lui a recommandé de voter pour le Qatar. Platini m’a dit : ‘Qu’est-ce que tu ferais toi, si ton président te recommandait une chose pareille ?’ Je lui ai répondu que nous n’avions pas de président en Suisse. Puis Platini m’a dit : ‘Notre entente ne tient plus. Tu ne peux plus compter sur mes voix au conseil exécutif de la FIFA’. Ça a changé la donne des cartes.” Dans l’esprit de Sepp Blatter, Michel Platini aurait donc pu influencer plusieurs représentants européens au comité exécutif de la FIFA : quatre ou cinq voix qui auraient pu faire pencher la balance en faveur du Qatar.

Sepp Blatter affirme qu’avant le déjeuner de l’Élysée, il existait “un consensus” en faveur d’un ticket Russie / États-Unis pour les Coupes du monde 2018 et 2022. “C’était encore la guerre froide », nous explique Sepp Blatter. « La FIFA aurait pu être un agent de paix en désignant ces deux pays pour la Coupe du monde.” “C’est archi-faux”, répond Platini aux enquêteurs, le 14 décembre 2017, tout en reconnaissant avoir bien appelé le président de la FIFA après le déjeuner. Concernant ce déjeuner de l’Élysée, il assure qu’il avait déjà décidé de voter pour le Qatar et qu’il souhaitait “le dire au président de la République”. “Monsieur Sarkozy ne m’a jamais demandé de voter pour qui que ce soit, mais j’ai cru comprendre qu’il soutenait le Qatar », explique Michel Platini. « Il n’y avait aucune possibilité de m’influencer sur quoi que ce soit. (…) Beaucoup de monde savait que j’allais voter pour le Qatar.”

Le président de l’UEFA Michel Platini et l’ex-président de la République Nicolas Sarkozy se serrent la main, le 17 février 2015.

Le président de l’UEFA Michel Platini et l’ex-président de la République Nicolas Sarkozy se serrent la main, le 17 février 2015.

© AFP – MIGUEL MEDINA

Michel Platini affirme cependant avoir été surpris de découvrir la présence des autorités qataries autour de la table. “Ce n’est pas sympa de sa part d’avoir organisé un déjeuner avec tout le monde », dit-il sur procès-verbal, « alors que je pensais déjeuner avec lui. Il aurait pu le faire plus discrètement. (…) Mais j’ai bien compris qui il supportait.” Nicolas Sarkozy ne cache effectivement pas son soutien à la candidature du Qatar. “Il avait décidé pour des raisons géopolitiques de soutenir la candidature du Qatar”, confirmera Claude Guéant aux enquêteurs. Le déjeuner de l’Élysée “devait être l’occasion pour le Qatar de faire valoir les atouts de sa candidature auprès d’une personnalité influente de la Fédération internationale de football”, c’est-à-dire Michel Platini, ajoute Claude Guéant.

La volte-face de Platini

La version d’un Michel Platini bien décidé à voter Qatar avant le déjeuner de l’Élysée ne convainc cependant pas la justice, car elle est contredite par deux de ses proches collaborateurs. “En juin 2010, Michel Platini n’envisage pas de voter pour la Russie, ni pour le Qatar », affirme son ancien directeur de cabinet Kevin Lamour, le 16 janvier 2018. « Je pense [que Platini] va voter Angleterre [pour 2018] / États-Unis [pour 2022]. Je me souviens que lors d’un petit-déjeuner à Johannesburg [en Afrique du Sud], il nous avait annoncé que si c’était Russie-Qatar, ce serait la fin de l’UEFA en termes d’image.” “Il avait une sorte de mépris pour la candidature du Qatar qu’il trouvait loufoque”, confirme sur procès-verbal l’ancien directeur de la communication de Michel Platini, William Gaillard, le 15 décembre 2017.

Pour l’organisation de la Coupe du monde 2022, Michel Platini semble d’abord privilégier la candidature des États-Unis. Il se serait même engagé auprès du président de la Fédération américaine de football, Sunil Gulati. “Les États-Unis étaient au départ candidats pour [la Coupe du monde] 2018 et se sont ensuite retirés à la demande de Platini », affirme encore l’ancien directeur de la communication de Platini, William Gaillard. « Je le sais puisque c’est moi qui menais les négociations pour lui. C’est moi qui connaissais le mieux Sunil Gulati, le président de la fédération de football des États-Unis. (…) À la demande de Michel Platini, j’ai dîné avec lui à Nyon [en Suisse, siège de l’UEFA] et je lui ai expliqué que l’UEFA ne soutiendrait pas la candidature des États-Unis contre un pays européen pour 2018, mais en revanche que Michel Platini soutiendrait leur candidature pour 2022 s’ils se désistaient pour 2018.” Cette rencontre se serait déroulée en septembre 2010, soit deux mois avant le déjeuner de l’Élysée.

Le président de la Fédération américaine de football, Sunil Gulati en juin 2019.
Le président de la Fédération américaine de football, Sunil Gulati en juin 2019.

© Getty – Lars Baron – FIFA

Selon son ancien directeur de cabinet, Kevin Lamour, la position de Michel Platini aurait commencé à évoluer un mois avant le déjeuner de l’Élysée, à l’occasion de la présentation officielle de la candidature qatarie, à Genève, le 21 octobre 2010. “Michel Platini leur a laissé entendre qu’il pourrait voter pour le Qatar, mais en leur disant que si jamais le Qatar gagnait, il militerait pour que la Coupe n’ait lieu pas seulement au Qatar, mais dans toute la région, comme un grand symbole. Et aussi qu’il faudrait vraisemblablement changer le calendrier”, se souvient Kevin Lamour.

Son ancien directeur de cabinet évoque également “le lobbying qu’exerçait sur [Michel Platini] Marios Lefkaritis en faveur du Qatar”. Marios Lefkaritis est un homme d’affaires chypriote, vice-président, trésorier et membre du comité exécutif de la FIFA en 2010. En mai 2011, cinq mois après le vote désignant le Qatar vainqueur, le fonds souverain de l’émirat Qatar Investment Authority (QIA) achète un terrain 32 millions d’euros au groupe du même Lefkaritis, membre du comité exécutif de la FIFA.

Michel Platini réfute de son côté tout lobbying ou pression extérieure : “Je pars du principe que la Coupe du monde est la plus grande des compétitions », dit-il sur procès-verbal. « On ne doit pas être figé. (…) Je suis quelqu’un qui s’intéresse au développement du football dans le monde entier, j’ai vite compris qu’il fallait que je donne [la Coupe du monde] au monde arabe pour 2022 d’une part, et aux pays de l’Est d’autre part pour 2018. (…) Les pays arabes étaient les seuls à ne pas l’avoir eue.”

Il faut sauver le PSG

Si Michel Platini dément avoir été influencé par Nicolas Sarkozy pour voter en faveur du Qatar, il laisse néanmoins entendre que certaines “choses” auraient pu se négocier derrière son dos.

Ainsi, lors de sa garde à vue, le 18 juin 2019, il lâche cette phrase lourde de sous-entendus : “Nicolas Sarkozy a pu profiter de mon vote pour faire le barbot auprès de qui il voulait… pour les besoins de la France, j’espère.” En 2014, devant les caméras de Complément d’enquête Platini déclarait déjà : “Peut-être que Nicolas Sarkozy savait que j’allais voter pour le Qatar. Et donc peut-être qu’il a vendu ma voix au Qatar au nom de la France pour avoir plein de choses.” C’est le fil que tire actuellement la justice française : d’éventuelles contreparties négociées par Nicolas Sarkozy en échange du soutien de la France à la candidature du Qatar.

Et le premier dossier concerne le Paris Saint-Germain. À l’époque, le club de football de la capitale appartient à un fonds d’investissement américain : Colony Capital. Son directeur général en Europe, Sébastien Bazin, est un proche de Nicolas Sarkozy. La fille de Sébastien Bazin faisait partie des enfants pris en otage dans l’école maternelle de Neuilly, en mai 1993 (ville dont Nicolas Sarkozy était alors maire). “À l’époque, la situation n’est pas bonne financièrement pour le PSG », rappelle le spécialiste des rachats de clubs, Luc Dayan, qui en 2006 avait déjà tenté d’aider le Qatar à racheter le PSG. « Chaque année, Colony Capital est obligé de remettre de l’argent pour équilibrer les comptes. Durant cinq ans, le club a dû perdre entre 70 et 100 millions d’euros. Et l’actionnaire commence à s’inquiéter.”

Au premier plan, le PDG d’Accor, Sébastien Bazin serre la main du président du club du Paris-Saint-Germain Nasser Al-Khelaifi lors de la signature d’un accord.
Au premier plan, le PDG d’Accor, Sébastien Bazin serre la main du président du club du Paris-Saint-Germain Nasser Al-Khelaifi lors de la signature d’un accord.

© AFP – FRANCK FIFE

En juin 2011, le fonds d’investissement QSI (Qatar Sports Investments) débourse 76 millions d’euros (selon une enquête de France Football) pour racheter le club. “Ça a sauvé Colony Capital et permis aux Qataris d’avoir la Coupe du monde”, ajoute Luc Dayan. Le rachat du PSG s’est-il invité au déjeuner de l’Élysée ? Des textos de Sébastien Bazin récupérés par les enquêteurs le laissent penser. “Nicolas Sarkozy vient de m’appeler, il déjeune aujourd’hui avec Son altesse Tamim à l’Élysée. Je lui ai donné les messages clés”, écrit Sébastien Bazin à un proche, le jour du déjeuner. Au lendemain du déjeuner, il écrit de nouveau : “Nicolas Sarkozy m’a rappelé. Son excellence lui a confirmé que le deal interviendrait après le 2 décembre.” Le 2 décembre 2010, soit le jour de l’attribution de la Coupe du monde à Zürich. Contacté, Sébastien Bazin explique que l’acquisition du PSG par QSI s’est effectuée “sans intermédiaire” et sans “contreparties (…) autre que le prix de cession”.

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Source : France Inter

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