Une autre histoire / Par Tijane BAL

Nous sommes en 1999. Le Maroc enterre le roi Hassan II. Pour faire bonne mesure et diluer quelque peu le dithyrambe probablement, une télé, liée à un grand groupe, convie l’universitaire Bruno Etienne (1937-2009), spécialiste de l’Islam, à co-commenter les obsèques du souverain. Le journaliste scrute la parole professorale comme on surveille le lait sur le feu. Ses récurrents «tenez compte du contexte» finirent par agacer.

Il ne fut point question de précautions similaires sur CNN ce midi à propos des obsèques d’Elisabeth II. Le journaliste Don Lemon recevait sa consoeur Bidisha Mamata dont le solide argumentaire expliqua et arma le souhait de certains pays caribéens comme la Barbade, Antigua ou la Jamaïque de prendre du champ par rapport à la Couronne britannique et d’accéder au statut de républiques.

Des référendums sont d’ailleurs programmés dans cette perspective à court ou moyen terme. Pas davantage d’habillage excessif sur Aljazeera où l’universitaire Kris Manjapra, auteur de Black ghost Empire. The long death of slavery, mit en perspective la requête évoquée en convoquant la thématique de l’esclavage et ses séquelles désespérément persistantes. Il arrive par ailleurs que certains télescopages de l’actualité soit «chahuteurs».

Dans Le Monde diplomatique d’août 2022, Ali Schibani rend compte de Rêver en temps de guerre, 1er tome des Mémoires de l’emblématique écrivain kenyan Ngugi Wa Tiong’o (1938- ). Couvrant la période 1938 à 1954, l’ouvrage conte les «années de braise» de la colonisation au Kenya. L’auteur de Décoloniser l’esprit, y explore «16 années d’histoire individuelle et collective».

Pour le pape de la littérature kenyane, « l’histoire collective » renvoie d’abord au joug de la domination britannique, ses affres et à la résistance. Connu pour le caractère précoce de sa  «conscience anticoloniale», l’écrivain-militant-combattant ne pouvait pas ne pas la déployer dans l’intervalle couvert par ce 1er tome de ses Mémoires.

Est-il besoin de rappeler que c’est en 1952 que la reine Elisabeth accéda au trône après la mort de son père qu’elle apprit alors qu’elle était en visite au Kenya ? 1952, c’est surtout le déclenchement de la lutte contre la colonisation britannique. Lutte baptisée révolte des Mau Mau.

On évoque souvent sous un registre plaisant la «relation particulière» entre le Royaume-Uni et le pays «de» Jomo Kenyatta. Kate Middleton et William s’y seraient-ils dit vraiment oui lors d’une escapade? Il est des répertoires bien plus tragiques. Ainsi des 100000 morts qui font le triste bilan du combat contre la domination coloniale dans ce qu’elle a de plus brutal.

Cette brutalité qui hante encore aujourd’hui les rescapés. A ceux-là, le décès de la reine d’Angleterre ne peut inspirer que des sentiments contrastés. Le très âgé Gitu wa Kahengeri concède à la télé son « incapacité» à oublier et à pardonner les 7 années de prison subies et les brimades qui sont allées de pair. Non par rancune vaine. Sa colère s’alimente autant à la minoration voire au silence qu’à l’indifférence à l’égard de son histoire personnelle et de celle des siens.

«L’Histoire doit être dite» martèle le journaliste kenyan Patrick Gathara. Il faut entendre par là l’Histoire des et du point de vue des victimes. Nous connaissons tous celle de la chasse racontée par les seuls chasseurs. « L’histoire est écrite par les vainqueurs » déplorait l’historien Howard Zinn (1922-2010). Cette histoire-là ne passe pas, ne passe plus.

 

 

 

Tijane BAL pour Kassataya

 

 

 

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