« Les Otages », une contre-enquête captivante sur les traces des butins coloniaux au « Soudan français »

De la France au Mali en passant par le Sénégal, la journaliste Taina Tervonen a enquêté sur le pillage de Ségou, ville prise par les troupes du colonel Archinard en 1890.

 Le Monde  – C’est un jeu de pistes à travers le temps, pour briser le silence entourant l’histoire des objets pillés lors de la colonisation du Soudan français, territoire de l’actuel Mali. Dans les musées de France, les cartels apposés sous ces trésors se résument le plus souvent à quelques mots, indiquant le nom de l’officier en ayant fait « don » et la date d’arrivée dans les collections. Ces objets sont pourtant les témoins silencieux d’une violente histoire coloniale. Que l’on préférait garder enfouie ?

Dans Les Otages, contre-histoire d’un butin colonial, paru mercredi 31 août aux éditions Marchialy, la journaliste franco-finlandaise Taina Tervonen part sur les traces de ces bijoux, manuscrits, armes et ustensiles du quotidien, constituant le fameux trésor de Ségou, ville malienne autrefois capitale de l’empire Toucouleur fondé par le chef guerrier et religieux El-Hadj Oumar Tall au XIXe siècle. Un butin pillé par le colonel français Louis Archinard lors de la prise de la ville en 1890.

 

Depuis Dakar et Saint-Louis du Sénégal – terre de naissance du guide –, en passant par Le Havre, ville d’origine du commandant des troupes françaises au Soudan, ou encore par Fréjus, où était autrefois installé un « camp d’acclimatation et de transit » pour les tirailleurs sénégalais, l’autrice raconte, à la première personne, ses recherches dans les méandres d’archives encore sous-exploitées et ses rencontres avec les gardiens mémoriels de ces objets symboliques de la colonisation.

A commencer par le fameux sabre attribué à El-Hadj Oumar Tall, dont l’empire sera défait par les soldats français à la fin du XIXe siècle. En novembre 2019, Edouard Philippe, alors premier ministre, le restitue au Sénégal. Il s’agit là de la toute première œuvre rendue officiellement à l’Afrique. Mais l’origine du sabre reste douteuse. Alors Taina Tervonen mène l’enquête dans ces contrées sénégalaises « sablonneuses » qu’elle connaît bien, pour y avoir grandi jusqu’à ses 15 ans.

« Volés »

La journaliste, collaboratrice régulière de la revue XXI et du site d’informations Les Jours, emmène le lecteur jusque dans la « grotte-bureau » de l’archéologue Abdoulaye Sokhna Diop, qui fut le premier à affirmer dès 1998 que l’objet n’avait rien à voir avec El-Hadj Oumar Tall. Puis elle fait escale à Halwar, village de naissance de ce dernier, pour en rencontrer les héritiers et rapporter sous forme de dialogues simples et percutants leur version de l’histoire du trésor ségovien.

Au Musée parisien du quai Branly, Taina Tervonen fait aussi une découverte surprenante lorsqu’elle épluche les registres d’archives dans le but de localiser les objets de ce butin dont la valeur avait été estimée entre 200 000 et 250 000 francs français par l’administration coloniale. Plusieurs références à des bijoux sont marquées d’une croix rouge : « “Volés”, indique la légende manuscrite », raconte-t-elle. De quoi accroître sa soif de réponses. Alors elle continue à chercher. Jusqu’à s’apercevoir que d’autres pièces du trésor ont aussi été perdues.

 

Numéros d’inventaires mal attribués, étiquettes égarées, incendie du Muséum d’histoire naturelle du Havre suite aux bombardements ennemis lors de la seconde guerre mondiale puis inondation de celui-ci en 1994 et, enfin, cambriolages au Musée de l’armée ainsi qu’au Palais de la porte Dorée en 1914 et 1937… Impossible de connaître le nombre exact de pièces du trésor de Ségou qui ont disparu des réserves au fil des décennies.

Mais, pour ce qui est des 96 bijoux en or et en argent pillés et ramenés à Paris, la contre-enquête de Taina Tervonen établira que seules 22 d’entre eux demeurent dans les réserves du Quai-Branly. « Je ne peux m’empêcher de penser à une des nombreuses objections formulées contre les restitutions, écrit-elle. Les Etats africains qui réclament les œuvres ne seraient pas en mesure de les protéger contre les vols et les trafics. »

 

C’est aussi le constat de Felwine Sarr, auteur avec l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy du rapport sur les restitutions commandé par Emmanuel Macron en mars 2018, Restituer le patrimoine africain (éd. Philippe Rey/Le Seuil), et que Taina Tervonen a rencontré à Dakar. « Au fond, il y a toujours cette idée que l’Africain est incapable, regrette l’intellectuel sénégalais. On se dit qu’on est de ceux qui savent mieux. Or ce qui est intéressant dans le débat sur la restitution, c’est précisément cela : l’espace symbolique qu’il ouvre et qui nous permet de réinventer cette relation. C’est peut-être là le pouvoir de ces objets. »

« Savoir où on va »

Pour « savoir où on va », l’autrice est persuadée, comme le bijoutier qu’elle rencontre à Saint-Louis et à qui elle montre les registres lacunaires recensant les pièces du butin ségovien gardées dans les musées français, qu’il est nécessaire de savoir d’« où l’on vient ». Dans son livre – son second, après Les Fossoyeuses (éd. Marchialy, 2021), elle s’emploie donc à raconter la violence de la colonisation à travers les mots des vainqueurs et des vaincus, déterrés des archives lors de sa quête autour des origines du trésor.

 

Ainsi, en partant sur les traces du sabre attribué à El-Hadj Oumar Tall, Taina Tervonen se plonge dans l’histoire de son petit-fils Abdoulaye qui, presque au même titre que les objets, sera emmené de force à Paris, où il intégrera l’école militaire de Saint-Cyr avant de mourir de tuberculose peu de temps après. Selon le récit qui circule au Sénégal, le sabre aurait été pris des mains de cet enfant de 11 ans par le colonel Archinard, alors qu’il tentait de défendre sa mère face aux colons.

Dans des lettres envoyées à son ravisseur et dont Taina Tervonen publie de précieux extraits, le prince héritier, qui se dit malgré son rapt « dévoué et reconnaissant » lors de son arrivée en France, finit par « déborder de colère froide » envers cette administration coloniale dont le dessein fut de le couper de ses origines afin d’empêcher qu’il règne et gêne les intérêts français, à l’avenir.

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Source : Le Monde

 

 

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