
« Liberté j’écris ton nom » (5/6). La jeune fille a fui en janvier 2019 sa famille et l’Arabie saoudite pour échapper à une vie toute tracée. Rattrapée à l’aéroport, elle a pu être accueillie par le Canada grâce à une forte mobilisation sur les réseaux sociaux. Mais la découverte de la liberté a été vertigineuse. – Portrait –
Elle avait 18 ans et, depuis quelques mois, elle ne songeait qu’à fuir. Fuir l’Arabie saoudite, ses lois, sa culture, qui considéraient les femmes comme des sous-êtres à l’entière disposition des hommes. Fuir la religion musulmane et ce Coran qu’elle s’était mis à haïr, constatant la duplicité avec laquelle on l’invoquait pour davantage assujettir les filles. Fuir sa famille toxique : son père, polygame et tout-puissant, gouverneur dans la région la plus conservatrice du pays, en relation avec la famille royale ; sa mère, éduquée et moderne, puisqu’elle enseignait en ville, mais qui élevait ses filles dans la tradition la plus archaïque ; ses frères aînés, « petits coqs » sadiques, qui se comportaient en gardiens de la vertu de leur sœur, la tabassaient fréquemment et l’enfermaient au nom du sacro-saint « honneur ».
Elle avait 18 ans et elle voulait vivre libre. « Libre de m’habiller comme je voulais, libre de faire du vélo, d’écouter de la musique, de sortir sans mes frères, de choisir un amoureux ou une amoureuse à ma guise… » Elle n’avait aucune idée de ce que signifiait l’exil et ne mesurait pas ce que le mot de liberté pouvait aussi signifier de responsabilité, de solitude, de devoirs, de déboires. Elle savait juste que si elle restait dans ce pays maudit pour les femmes, elle mourrait. Tuée par ses frères ou son père, de plus en plus excédés par ses rebuffades, à moins qu’ils ne l’enferment sous camisole chimique comme sa grande sœur, brisée pour avoir voulu fuir. Ou bien qu’elle se suicide.
Elle avait 18 ans et dans le taxi qui la conduisait vers l’aéroport de Koweït, en cette nuit froide de janvier 2019, elle ressemblait encore à une adolescente un peu ronde, les cheveux mi-longs, la moue et le regard rebelles, la main crispée sur son téléphone. Elle venait pourtant de prendre la décision la plus grave de sa vie et laissait derrière elle, dans l’hôtel où ils dormaient encore, sa mère, sa petite sœur et ses deux frères tant redoutés à qui elle avait subtilisé son passeport. Son plan était clair : prendre le vol de 9 heures pour Bangkok sur Kuwait Airways et poursuivre ensuite vers l’Australie, ce pays de cocagne dont elle avait obtenu le visa en ligne et où elle retrouverait une autre fugitive pour demander l’asile.
Traquée par l’ambassade
Elle avait jeté dans les toilettes sa carte SIM qui aurait permis à sa famille de suivre ses déplacements. Elle disposait de 2 700 dollars (2 650 euros) déposés sur le compte d’un ami dont elle avait le mot de passe. Un réseau clandestin de Saoudiennes, réparties sur plusieurs continents, mais connectées par une messagerie secrète, devait la suivre à la trace. C’était elles sa nouvelle famille. A chaque instant, à l’aéroport de Koweït, elle a craint qu’on ne l’arrête. Mais non. Elle a embarqué sans problème. Et dans l’avion, surexcitée, elle a ressenti un premier vertige de liberté. C’est à l’atterrissage à Bangkok que tout s’est gâté.
Un homme l’attendait avec une pancarte portant son nom. A sa vue, son sang s’est glacé et une petite voix intérieure lui a enjoint de se tenir sur ses gardes. Mais comme il prétendait être là pour l’aider à accomplir les formalités d’entrée sur le territoire, elle lui a confié son passeport et… s’est retrouvée piégée.
Rattrapée par ce père au bras long. Traquée par l’ambassade saoudienne, qui avait déjà émis un avis de recherche et exigeait que les autorités thaïlandaises renvoient par le prochain vol cette fille « psychologiquement dérangée ».
Tremblante, elle n’a eu que le temps de prévenir par Snapchat une amie du réseau : « L’ambassade m’a fait arrêter. » Puis, arrachant son passeport des mains du traître, elle s’est mise à courir comme une folle vers la sortie. Des vigiles et un Koweïtien lui ont barré la route. Cernée, elle a été escortée fermement vers un hôtel situé à l’intérieur même de l’aéroport, avec ordre de ne pas sortir de sa chambre avant le vol retour, prévu deux jours plus tard. C’est alors qu’elle a fait un truc fou. Un geste auquel ni sa famille ni les gens de l’ambassade n’auraient jamais pensé : elle s’est tournée vers Twitter.
Twitter s’est enflammé
« J’ai fugué, je suis en Thaïlande. Si on me renvoie en Arabie saoudite, je serai en danger de mort. » Ce premier tweet écrit en arabe aurait pu passer inaperçu. Mais la solidarité indéfectible de trois amies du réseau secret de Rahaf en a décidé autrement. Se relayant, malgré les décalages horaires, pour cogérer le compte Twitter de la jeune fille, elles ont traduit et relayé en anglais ses messages, sollicité journalistes, ambassades, organisations des droits humains et même les Nations unies (ONU). Sous leur pression, Rahaf a dévoilé sa véritable identité, sachant qu’aux yeux de sa famille elle commettait l’irréparable : « Je suis Rahaf Mohammed. J’ai 18 ans. Je suis coincée. Ils ont mon passeport et demain, ils vont me mettre dans un avion pour le Koweït. Je vous en supplie, aidez-moi. Ils vont me tuer. »
Twitter s’est enflammé. Des internautes du monde entier ont répondu, retweeté, interpellé le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) : « Mais qu’attendez-vous pour agir ? » L’activiste égypto-américaine Mona Eltahawy a créé le hashtag #saverahaf, écrit en capitales : « ELLE EST EN DANGER » et défié les ambassades occidentales à Bangkok : « Qui offrira l’asile à Rahaf ?? ! C’EST URGENT ! »
Enfermée dans sa chambre, la jeune fille voyait s’écouler les heures qui la séparaient du départ de l’avion avec terreur. Comment ne pas penser à Dina Ali, cette jeune Saoudienne qui, elle aussi, avait espéré fuir en Australie en 2017, mais avait été interceptée en transit aux Philippines, où on lui avait confisqué passeport et téléphone avant de la remettre manu militari dans un avion pour Riyad, ligotée sur une chaise roulante et dissimulée sous une couverture ? Personne n’avait plus jamais entendu parler d’elle. Des voix différentes se succédaient devant la porte de Rahaf en exigeant qu’elle leur ouvre. Elle refusait, convaincue que sa famille utiliserait tous les subterfuges pour la kidnapper et lui faire payer sa rébellion.
Passionnée par l’affaire dès les premiers tweets, une journaliste australienne a pris le premier vol Sydney-Bangkok, réussi à joindre Rahaf par téléphone, lui annonçant avoir prévenu Human Rights Watch, Amnesty International, le HCR. Elle a même déjoué la surveillance de l’hôtel pour se faufiler dans sa chambre. Rahaf a alors repris espoir. Filmée par la reporter, elle s’est barricadée, bloquant la porte avec une table, une chaise, un matelas. Et puis elle a tweeté : « En vertu de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967, moi, Rahaf Mohammed, demande officiellement le statut de réfugiée à tout pays qui acceptera de me protéger de la violence ou de la mort auxquelles je suis exposée pour avoir quitté ma religion et ma famille qui me torturait. » L’heure du vol Bangkok-Koweït approchait. Les coups à la porte et les menaces se sont intensifiés. Rahaf n’a pas bougé. L’avion est parti sans elle.
L’envol vers Toronto
En quelques heures, elle était devenue la demandeuse d’asile la plus célèbre du monde. Journaux et télés suivaient en direct la situation. L’Australie tergiversait. Quel pays allait donc l’accueillir ? Une délégation du HCR a fini par se présenter, glissant sous la porte de la chambre une carte au logo de l’ONU pour montrer patte blanche. Epuisée, affamée, la jeune fille a fini par ouvrir, et a été exfiltrée de l’aéroport vers un hôtel secret. Quand son père et l’un de ses frères ont débarqué à Bangkok en exigeant de la voir, leur demande a été rejetée. Mais la nouvelle a terrorisé la jeune fille. Puis, tout s’est soudain accéléré. Le Canada a proposé l’asile. Le soir même, Rahaf s’envolait pour Toronto, accueillie le lendemain à l’aéroport par la ministre canadienne des affaires étrangères et une multitude de journalistes. Il faisait froid. Elle s’en foutait. Elle était libre. Oui, mais de quoi ?
« Au début, j’étais plombée, reconnaît-elle en visioconférence depuis son domicile de Toronto. La voix de mon frère résonnait dans ma tête, depuis l’autre bout de la planète. Je trimbalais tant d’interdits ! Et puis, une fois que j’ai maîtrisé le mode d’emploi de la vie occidentale, su utiliser une carte bancaire, osé entrer dans un magasin sans tuteur masculin, j’ai fait tout ce qui m’avait été strictement interdit jusqu’alors : boire de l’alcool, sortir en boîte de nuit, porter des shorts… J’ai tout essayé. Et je me suis fait mal. »
C’est compliqué, la liberté. C’est à la fois délicieux et périlleux. Vertigineux et violent. Un dur apprentissage, quand elle n’est pas donnée au berceau. Sans doute peut-on s’y noyer ou s’y perdre… « Mon père m’avait reniée, ma mère ne voulait plus me parler ; à 18 ans, j’ai eu le sentiment d’être seule au monde. Personne pour me dire : fais gaffe à ça. Personne pour me fixer des limites. Je ne les ai trouvées qu’en commettant des erreurs. La liberté a un coût que je découvre. J’apprends. »
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