Annette Mbaye d’Erneville, pionnière de la radio au Sénégal et porte-voix des femmes africaines

Ces Africaines qui ont fait l’histoire (3). Institutrice, journaliste, écrivaine et poétesse, la presque centenaire a traversé le XXᵉ siècle avec une énergie inépuisable.

 Le Monde  – « Si tu veux venir manger à la maison, il faut gagner ton repas en faisant une partie de Scrabble avec moi ! » Elle est comme ça, Annette Mbaye d’Erneville. Directe et sans chichis, malgré un nom à particule hérité d’une noble lignée française venue s’installer au XVIIIe siècle à Saint-Louis, dans le nord-ouest du Sénégal. « Les d’Erneville de Maubuisson, sous-branche d’Erneville de Grigneuseville de Gouttières, la seule encore existante », est-elle fière de préciser.

 

A 96 « saisons des pluies », « Tata Annette », comme la surnomment les Sénégalais, ne veut plus répondre aux questions des journalistes. « Je suis une vieille dame, s’excuse-t-elle au téléphone d’une voix enjouée. J’ai des failles, des trous de mémoire. J’ai peur d’oublier des choses. J’ai trop parlé ! »

Trop parlé ? Annette Mbaye d’Erneville, première journaliste radio sénégalaise, dont la voix a résonné pour la première fois en 1952 sur les ondes africaines de la Radiodiffusion-télévision française (RTF), a consacré sa vie à porter haut le verbe des femmes africaines, leurs rêves et leurs réalités. Chasseuse de sons dans les cases de brousse comme dans les capitales du continent, mais aussi défenseuse de leurs droits et de leur émancipation tant au Sénégal que dans les universités occidentales, à la tribune des instances internationales de New York, Washington, Pékin, Paris, Vienne, Moscou, Copenhague, Berlin ou Séoul…

Sa passion des mots s’exprimera dans l’écriture de contes et de poèmes qui chantent l’âpreté des cultures africaines

La femme de radio, qui dirigea durant onze ans les programmes de l’Office de radiodiffusion télévision du Sénégal (ORTS), fut successivement reporter, rédactrice en chef, productrice et animatrice d’émissions. Diplômée en 1956 du Studio-Ecole de Maisons-Laffitte (Yvelines) créé par le visionnaire Pierre Schaeffer pour former des « opérateurs » de tout le continent afin qu’ils racontent eux-mêmes leur Afrique en langues locales, Annette Mbaye d’Erneville est sortie major de sa promotion. Si elle en tire quelque orgueil, c’est parce qu’elle voulait « qu’on sache que la première journaliste sénégalaise n’est pas parmi les tiomo » (les « nuls », en wolof), raconte-t-elle dans Mère-Bi, la Mère, le documentaire sensible que lui a consacré son fils, le cinéaste Ousmane William Mbaye, en 2008.

 

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Annette Mbaye d’Erneville a aussi été une femme de lettres. Une de ses grandes fiertés est la création en 1963 d’Awa, première « revue de la femme noire » par et pour les Africaines, entièrement fabriquée à Dakar, qu’elle porta à bout de bras dix ans durant avec « l’art du bricolage qui fait les choses admirables », selon les mots de Claude Lévi-Strauss. Ce magazine féminin aux couvertures élégantes et aux sujets étonnants trouvera aussi son public en Côte d’Ivoire et jusqu’en Russie et aux Etats-Unis, comme en témoignent les courriers publiés dans sa rubrique « Boîte à lettres ».

Sa passion des mots s’exprimera enfin dans l’écriture de contes et de poèmes qui chantent l’âpreté des cultures africaines, à rebours d’un imaginaire colonial exotique.

 

Couverture du premier numéro de la revue sénégalaise « Awa », en janvier 1964.

 

Au Sénégal, « Tata Annette » est aussi connue pour le nombre incalculable d’associations professionnelles, féminines, culturelles et de lieux qu’elle a créés tout au long de sa carrière : Association des écrivains du Sénégal (1964), Association nationale des journalistes du Sénégal (1968), Club Soroptimist de Dakar (1969), Fédération des associations féminines du Sénégal (FAFS, en 1977, qu’elle dirigea jusqu’en 1991), Rencontres cinématographiques de Dakar (Recidak, en 1990), Fondation Jean-Vast pour le cinéma (1994), Musée de la femme Henriette-Bathily de Gorée (1994)…

Une infatigable brasseuse d’idées que seul le Covid-19 est parvenu à freiner. Jusqu’en 2020, « Mère-Bi » tenait toujours salon dans sa maison du quartier de Dieuppeul, à Dakar. Tous les dimanches, famille, amis, artistes, jeunes et vieux, inconnus comme personnalités, se sont succédé durant des décennies pour débattre et parler culture à « La Roulotte », sa « maison de bohémiens ».

 

Vigie démocratique

 

La vie professionnelle d’Annette Mbaye d’Erneville, née en 1926 à Sokone, dans le Siné-Saloum, a commencé une craie à la main. Elle se forme de 1942 à 1945 à l’Ecole normale de Rufisque sous la direction de la Bretonne Germaine Le Goff. Ces années la galvanisent. Ses camarades d’internat, venues de toute l’Afrique occidentale française (AOF), conserveront l’empreinte tendre et exigeante de celle qu’elles appellent « l’Africaine blanche ». « Elle nous a fait prendre conscience de notre “africanité” bien avant que ce soit à la mode, que les femmes pouvaient faire quelque chose pour l’Afrique. Elle nous répétait qu’on devait être fières de nos pagnes et de nos calebasses », confiait Annette Mbaye d’Erneville au magazine Amina en 1975, propos qu’elle ne renie pas aujourd’hui. « L’Afrique est belle, leur disait la formatrice. Ne la présentez jamais comme une femme assise qui tend la main. »

A la fin des années 1950, à Dakar, Annette Mbaye d’Erneville (au centre) est assise à la droite de Germaine Le Goff, la directrice de l’Ecole normale de Rufisque, au Sénégal. La Bretonne aux idées d’indépendance pour ses « filles », issues de toute l’Afrique francophone, les a formées au métier d’institutrice avec l’ambition d’en faire des femmes fières de leur africanité et utiles pour leur continent dès avant la décolonisation. Les anciennes « legoffiennes » se réunissent régulièrement à travers l’Amicale Germaine Le Goff.

 

A Rufisque, Annette se lie avec la future écrivaine Mariama Bâ, qu’elle encourage à écrire et qui dédiera à son amie, « femme de tête et de cœur », son livre événement Une si longue lettre ; avec la Guinéenne Jeanne Martin Cissé, qui fut en 1972 la première femme à présider le Conseil de sécurité des Nations unies ; avec Caroline Faye Diop, qui deviendra la première députée et femme ministre du Sénégal ; avec Jeanne Gervais, première femme ministre de Côte d’Ivoire. Germaine Le Goff avait vu juste, qui enseignait à ses « filles » le métier d’institutrice avec l’ambition d’en faire, plutôt que des « femmes savantes », « des femmes qui éduqueraient la masse et par leur rayonnement personnel et par l’école ».

 

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Curieuse et « intrépide », comme en témoigne son amie Géraldine Faladé, qui lui a consacré un chapitre de son livre Turbulentes ! (éd. Présence africaine, 2021), Annette poursuit son cursus à Paris, où elle est admise en tant que boursière en 1947 au lycée Jules-Ferry, puis à l’Ecole normale des Batignolles. De cette décennie parisienne où elle fréquente assidûment l’intelligentsia de l’AOF, en gestation des indépendances et en ébullition artistique, elle noue des amitiés qui ne se démentiront jamais. Avec Birago Diop, avec qui elle créera l’Association des écrivains du Sénégal, mais aussi Cheikh Anta Diop, Lamine Guèye, Alioune Diop, Moktar Mbow…

A Saint-Germain-des-Prés, elle rencontre Léopold Sédar Senghor, de vingt ans son aîné, qui devient son parrain d’études

 

Dès son arrivée, elle rencontre à Saint-Germain-des-Prés Léopold Sédar Senghor, de vingt ans son aîné, qui devient son parrain d’études. Le député de la circonscription du Sénégal et de la Mauritanie, futur secrétaire d’Etat à la présidence du conseil des ministres du gouvernement d’Edgar Faure et futur premier président du Sénégal « libre », forme déjà un tandem avec Mamadou Dia, qui sera son président du Conseil dès 1957. Annette se tiendra toujours à bonne distance du politique, refusant de prendre parti pour l’un ou l’autre, qu’elle estimait autant, lors des « événements de 1962 », première crise politique majeure où Senghor est suspecté de vouloir confisquer le pouvoir.

« Meneuse d’hommes, elle aurait pu faire une brillante carrière politique », écrivaient en 1996 les philosophes Souleymane Bachir Diagne et Rokhaya Oumar Diagne, consacrant à cette « hyperactive de 70 ans » un article hommage, « Femmes du monde, femmes d’Afrique », dans la revue Présence africaine. Mais elle a préféré être une vigie démocratique et « veiller au pluralisme politique », conseillant dans les années 1980 le président Abdou Diouf, qui paracheva l’élargissement du multipartisme engagé par Senghor.

« Annette, c’est une trajectoire dans le siècle, explique Pascale Barthélémy, historienne maîtresse de conférences à l’ENS de Lyon, autrice d’Africaines et diplômées à l’époque coloniale 1918-1957 (éd. PUR, 2010). Intellectuelle, écrivaine, militante dans l’âme. Et comme les militantes de cette époque, elle a tenté une difficile synthèse entre l’Afrique, la culture française, ses aspirations de panafricaine et de femme. Une position d’équilibriste. »

 

« Son legs est immense »

 

Ces années françaises sont aussi des années de bringue et de théâtre où elle se retrouve en 1947 à Marseille en première partie d’un Yves Montand graine de star « pour chauffer la salle avec des danses nègres », se souvient-elle en riant. Sa rencontre avec Simone Signoret une poignée d’années plus tard et sa fréquentation de la « Roulotte » de la place Dauphine, l’appartement parisien du couple le plus glamour de l’époque, la marquera au point d’en perpétuer le souvenir en rebaptisant sa maison de Dakar. Enfin c’est à Coutances (Manche), en camp de vacances étudiant, qu’Annette s’éprend d’un élève ingénieur agronome, N’Dakté Mbaye, qu’elle épouse à Paris.

Quand ils rentrent au Sénégal, en 1957, à l’appel de Senghor et de Dia, qui encouragent la jeunesse sénégalaise éduquée à revenir pour « développer le pays », ils sont déjà parents de deux enfants. Deux autres suivront bientôt, tandis qu’Annette continue d’enseigner à Sokone, où le couple s’est installé. Mais son travail de journaliste finit par prendre le dessus et la pousse à voyager toujours plus. La crise conjugale couve et se soldera par un divorce en 1963, à 37 ans. Elle refusera par deux fois de se remarier et plongera dans le travail.

Annette Mbaye d’Erneville dans un studio de radio, dans les années 1980.

 

Féministe, Annette Mbaye d’Erneville ? Elle récuse le terme, trop occidental : « Je m’en défends. On a besoin des hommes, ne serait-ce que pour faire des enfants. » Avant d’ajouter : « Après, on peut s’en séparer ! » « En iconoclaste, Annette a transgressé les codes de la famille, réagit Claire Ducournau, autrice de La Fabrique des classiques africains (CNRS Editions, 2017). En élevant seule ses quatre enfants tout en menant une vie amoureuse active de manière très discrète. Elle laisse une trace rayonnante et très inspirante. » « Elle a beau se dire pas féministe, s’amuse sa fille Marie-Pierre Mbaye-Myrick, elle a aussi été exemplaire dans son combat, visionnaire, pour les femmes, y compris les femmes handicapées. »

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La journaliste préfère l’action à l’idéologie, territoire largement préempté par des hommes qui se sont empressés d’oublier leurs compagnes de lutte quand l’heure de l’indépendance a sonné. « Une petite minorité de femmes, les premières diplômées, ont souvent été accusées de faire le jeu de la bourgeoisie coloniale et d’être déconnectées des réalités africaines alors qu’elles en venaient »,  analyse Pascale Barthélémy.

 

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Sandrine Berthaud-Clair

 

 

 

 

Source : Le Monde (Le 03 août 2022)

 

 

 

 

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