La Kahena, mythique reine berbère aux mille visages

Ces Africaines qui ont fait l’histoire (1). Figure de la lutte contre l’invasion du Maghreb par les Arabes à la fin du VIIᵉ siècle, la cheffe guerrière est tour à tour célébrée en pionnière du féminisme ou en résistante nationaliste.

Le Monde – Sa chevelure, dit-on, était couleur de miel. Ses yeux oscillaient entre le bleu et le vert. Et elle chevauchait, altière amazone, à travers les forêts de chêne-liège de la Berbérie, javelot au poing, aux trousses de l’envahisseur arabe. Elle était la souveraine des Aurès et, au-delà, de l’Ifriqiya (une partie de l’Afrique du Nord). Stratège dotée de voyance, despote parfois hallucinée et guerrière intrépide à la tête de son armée tribale soulevée. Elle mourut autour de l’année 700, décapitée par l’ennemi près d’un puits – à moins qu’elle ne s’y fût jetée.

 

Tel est le mythe de la Kahena, résistante berbère à la conquête musulmane du Maghreb, magnifiée par la légende – souvent fantaisiste – aux prolongements actuels parfois très politiques. Dihya, son vrai nom avant que les Arabes ne l’appellent « Kahena », fut une « reine palimpseste », selon la belle formule de l’universitaire Danielle Pister. En somme, un récit à l’historicité peu documentée – le savant arabe Ibn Khaldoun, au XIVe siècle, en parle brièvement dans son Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale – mais que la postérité se chargea d’enrichir et de réécrire par couches successives, au gré des fantasmes des chroniqueurs ou des usages du moment.

Certains l’ont imaginée juive, d’autres chrétienne ou animiste, adoratrice du dieu Gurzil

Certains l’ont imaginée juive, une sorte de Déborah berbère, parce que son nom, Kahena (« devineresse », en arabe), peut aussi venir de l’hébreu « kohen » (prêtre) et que sa tribu des Djerawa serait issue de communautés de chameliers juifs de Cyrénaïque (Libye orientale) chassés vers les Aurès par les persécutions de l’empereur romain Trajan. D’autres l’ont dépeinte en chrétienne, car l’influence des Byzantins était encore prégnante en Ifriqiya avant la conquête arabe de la fin du VIIe siècle. D’autres, enfin, l’ont décrite plutôt animiste, adoratrice de Gurzil, le dieu berbère de la guerre, figuré par un taureau.

Statue vandalisée

Les temps plus contemporains y ont rajouté des lustres nouveaux. Les féministes la célèbrent en pionnière, à l’instar de Gisèle Halimi, dont le roman La Kahina (Plon, 2006) loue la liberté d’une femme qui « se souciait peu de son avenir d’épouse et ne rêvait que de chasses et de lancers de javelot dans la forêt ». Du reste, rapportent les chroniqueurs, elle trancha la gorge de son mari tyrannique et coureur.

Bien sûr, la politique s’en empara, qui l’érigea en résistante nationaliste, algérienne ou berbère selon les perspectives. « Elle a fait l’objet d’une patrimonialisation par le mouvement berbère ainsi que par l’Etat algérien », souligne le chercheur Mohand Tilmatine. Signe de la sensibilité de sa mémoire, la statue érigée en son honneur à Baghaï, près de Khenchela, dans les Aurès, fut vandalisée en 2016, soulevant une vive émotion parmi les militants amazigh (berbères). L’offense peut avoir été commise par des salafistes ou des militants arabistes.

 

Comment une telle figure n’aurait-elle pas enflammé les imaginations ? De son nid d’aigle de Thumar enchâssé dans le granit, elle a refait l’unité des confédérations tribales jusque-là rivales – les Botr nomades et les Branès sédentaires – pour contrer l’inexorable avancée des troupes arabes du général Hassan Ibn Numan al-Ghassani, envoyé par le calife omeyyade de Damas. L’islam triomphe alors en Orient et se déporte vers le Maghreb, l’« Occident ». Pour les tribus autochtones, la mort du grand chef berbère chrétien Koceïla à la bataille de Mems, en 686, est un traumatisme. Mais voilà que la Kahena, forte des pouvoirs surnaturels qu’on lui attribue – les chroniqueurs arabes évoquent la sorcellerie –, hérite du sceptre et bâtit les défenses du pays.

La Berbérie d’Ifriqiya fait plus que résister. Ghassani est repoussé en 698 lors de la bataille de l’Oued Nini et il doit se réfugier de longues années en Cyrénaïque. Magnanime, la Kahena libère tous les prisonniers de l’armée musulmane défaite sauf un : le neveu de Ghassani, le scribe Khaled ben Yazid, qu’elle adopte et qui devient ainsi son troisième fils à l’issue d’une cérémonie rituelle à la pâte d’orge. Le jeune Arabe ne renie pas pour autant sa loyauté au califat de Damas. Il joue double jeu. Il se renseigne sur la stratégie du royaume de Berbérie et glisse dans des morceaux de pain ou des pommeaux de selle des messages adressés à Ghassani, qui, de son château de Cyrénaïque, concocte la contre-offensive.

Terre brûlée

Les nouvelles qu’il envoie sont de plus en plus positives pour le camp musulman. Car l’étoile de la Kahena pâlit. La reine s’est convaincue que la victoire passerait par de lourds sacrifices. « Les Arabes veulent s’emparer des villes, de l’or et de l’argent, tandis que nous, nous ne désirons posséder que des champs pour les cultiver et nos montagnes pour y vivre », clame-t-elle. Il faut donc ne rien leur laisser, pratiquer la politique de la terre brûlée.

« Le seul plan pour dissuader Hassan [al-Ghassani] et son armée, c’est de ruiner le pays, lance-t-elle. Pour les décourager, c’est de détruire. » Au grand désespoir de son peuple, elle ordonne ainsi d’incendier les oliveraies, de détruire les greniers à blé et d’empoisonner les puits. « Brandons à la main, elle enflammait elle-même pierres et récoltes, écrit Gisèle Halimi dans son roman. Les cheveux en désordre, le regard incandescent, la prophétesse semait la mort. »

Dès lors, les Berbères se détournent progressivement d’elle, saisis d’incompréhension et de révolte. Anticipant l’offensive de Ghassani, elle fonce vers Kairouan (dans l’actuelle Tunisie), mais les notables de la ville refusent de la recevoir, tuant ses émissaires. Elle reflue sur les vestiges d’un théâtre romain, le colisée de Thysdrus (aujourd’hui El Jem), où son dernier carré de fidèles se terre dans la fosse aux fauves. Assiégés, ils parviennent à creuser des galeries pour s’enfuir. La Kahena regagne son nid d’aigle de Thumar, mais elle sait que c’est déjà la fin.

 

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Frédéric Bobin

Source : Le Monde (Le 01 août 2022)

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