Hamza Oueslati a les traits tirés par la chaleur. Lundi 25 juillet, à la mi-journée, le travailleur journalier de 34 ans, en short et claquettes, s’est déplacé au bureau de vote du quartier populaire de Hay Ezzouhour, à Tunis, pour accomplir son devoir électoral, en ce jour de référendum sur la nouvelle Constitution tunisienne. « Comme à chaque élection depuis la révolution [en 2011], je ne veux pas qu’on choisisse à ma place », lance-t-il.
Une volonté que ne semblaient pas partager la majorité des Tunisiens. Avec une victoire du oui ne faisant guère de doute – en raison du boycott de l’opposition –, l’essentiel de l’enjeu portait sur le taux de participation. Or, celui-ci a été faible. En fin de soirée, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) annonçait qu’au moins 2,46 millions d’électeurs, soit 27,54 % des 9,3 millions d’inscrits, avaient participé à la consultation, précisant qu’il s’agissait là de chiffres provisoires. Le oui aurait recueilli entre 92 % et 93 %, selon un sondage sorti des urnes réalisé par l’institut Sigma Conseil. L’ISIE devait annoncer, mardi, ses chiffres officiels. L’opposition a aussitôt pointé la faiblesse de la participation. « La Constitution n’est pas approuvée par une majorité du peuple tunisien », soulignait Hella Ben Youssef, vice-présidente du parti socialiste Ettakatol.
En fin de soirée, des centaines de supporteurs de Kaïs Saïed ont afflué vers l’avenue Habib-Bourguiba, le cœur de Tunis, au son des klaxons et des cris de victoire. « Kaïs, on se sacrifie pour toi », lançaient certains. Le chef de l’Etat les a rejoints pour proclamer que « la Tunisie est entrée dans une nouvelle phase ». La formule – fétiche – fait partie du discours qu’il martèle depuis des années, notamment lors de la campagne électorale de 2019 qui avait vu son élection surprise à la tête de l’Etat. Il affirmait alors que cette « nouvelle phase » était la disparition de la démocratie représentative « en faillite » et des partis politiques « en train de mourir ».
Sa nouvelle Constitution est dans la lignée d’un projet qui combine autocratie et populisme, présidence omnipotente et exaltation d’un « peuple » auquel il veut restituer le pouvoir à travers une décentralisation audacieuse. Renouant sans tarder avec ses imprécations rituelles contre ses adversaires, il a promis, dans la nuit de lundi à mardi, que « tous ceux qui ont commis des crimes contre le pays devront répondre de leurs actes ». Depuis son coup de force du 25 juillet 2021, M. Saïed fustige régulièrement les « forces obscures », les « traîtres », les « vendus », les « voleurs » et les « affameurs du peuple ».
Crainte d’une dérive autocratique
Plus tôt dans la journée, au centre de vote de Denden à La Manouba, une banlieue de Tunis habitée par la classe moyenne, Fatma Zahra Mujahidi, une enseignante universitaire de 32 ans, disait, elle, être venue « avant tout pour un changement, qu’il soit bon ou mauvais ». « Il faut que nous continuions en tant que jeunes à participer aux bouleversements qui touchent le pays, que ce soit en votant non ou oui », ajoutait-elle. Et les autorités avaient fait le nécessaire pour permettre cette « participation » en ouvrant les bureaux de vote de 6 heures à 22 heures, une durée très longue au regard des normes en vigueur lors des autres scrutins depuis 2011.
Le pays n’avait pas connu de référendum constitutionnel depuis vingt ans. Le dernier remonte à 2002, quand l’ex-dictateur Zine El-Abidine Ben Ali voulait supprimer la limite de trois mandats présidentiels pour pouvoir se maintenir au pouvoir. Le oui avait alors recueilli 99 % des suffrages. « Nous savions tous que c’était truqué à l’époque, se souvient Hamza Oueslati. On ne se donnait même pas la peine d’aller voter. Mais là, c’est différent. Avec le choix d’aujourd’hui sur la Constitution, c’est un projet qui émane de la volonté du peuple. » Durant la campagne, beaucoup d’habitants des quartiers populaires ont exprimé leur soutien au président Kaïs Saïed, en contraste avec l’opposition massive des élites.
Malgré les espoirs de Hamza, la journée n’aura pas été sans grincements. Autant le processus ayant précédé le référendum que la journée électorale elle-même ont fait l’objet de critiques de la part de l’opposition et des intellectuels, tel l’historien Amira Aleya Sghaier. Comme une large part de l’opinion publique, il avait soutenu le coup de force de Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, contre les institutions issues de la Constitution de 2014. De nombreux Tunisiens étaient alors descendus dans la rue pour acclamer le geste d’autorité du chef de l’Etat alors que l’exaspération populaire était à son comble devant la dégradation de la situation socioéconomique, l’emballement de l’épidémie de Covid-19 et la paralysie institutionnelle. Mais le processus qui a suivi – la monopolisation du pouvoir par le chef de l’Etat et la publication de la nouvelle Constitution – a rapidement enlevé à Amira Aleya Sghaier ses espoirs de changement.
Il a boycotté le référendum, car il dit « craindre l’instauration d’un Etat théocratique avec l’article 5 », affirmant que la Tunisie fait partie de l’« oumma islamique ». Il admet aussi ne pas faire confiance à l’ISIE. « L’un de ses membres les plus éminents a été écarté alors qu’il s’agit de quelqu’un de confiance », explique-t-il, faisant allusion au juge Sami Ben Slama. Le magistrat, accusé de diffamation et d’avoir porté atteinte au travail de l’institution, fait l’objet d’une procédure interne.
Violation du silence électoral
Ces cafouillages et règlements de compte en public ne sont pas les seules défaillances qui inquiètent. Contrairement aux autres scrutins qu’a connus la Tunisie depuis sa révolution, les observateurs du processus électoral, garants d’un certain respect des procédures, étaient cette fois en effectifs réduits. Quelque 6 000 observateurs nationaux ont été déployés par diverses associations tunisiennes. Seulement 124 accréditations ont été délivrées à des observateurs étrangers. Aux élections présidentielle et législatives de 2019, 17 000 observateurs nationaux et internationaux avaient été envoyés sur le terrain.
Cette disparité des chiffres « suscite forcément des interrogations », relève Slim Bouzid, membre de l’association Mourakiboun, qui a mobilisé 3 300 observateurs pour ce scrutin. « Nous avons aussi remarqué que 91 % des bureaux de vote n’ont pas d’observateurs représentant la campagne du oui ou celle du non », poursuit-il. D’autres associations ont dénoncé le non-respect du « silence électoral », en principe en vigueur jusqu’à la fermeture des bureaux de vote. Cette disposition vise à préserver les électeurs de toute pression médiatique véhiculant des consignes de vote.
Un des premiers à l’avoir enfreinte est Kaïs Saïed lui-même qui, après avoir voté dans la matinée dans le quartier d’Ennasr dans le Grand Tunis, s’est exprimé à la télévision nationale. Il a expliqué son projet constitutionnel, célébrant « l’établissement d’une nouvelle République » et « d’un système basé sur le respect de la loi ». Il a réitéré l’intérêt de son régime bicaméral (un Parlement constitué de deux chambres) assorti de la possibilité de « révoquer les élus » s’ils n’honorent pas les promesses faites aux électeurs. « Cela représente vraiment le pouvoir du peuple tel que l’entendaient Rousseau et Montesquieu », a-t-il ajouté. Cette intervention lui a valu les critiques de certains commentateurs. Embarrassée, l’ISIE a fait savoir qu’elle se prononcerait sur l’éventualité d’une violation du silence électoral avant la proclamation des résultats.
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