– On y était presque. Durant quinze mois, le virus sauvage de la poliomyélite n’avait pas fait une seule victime. Pas une seule, alors qu’il paralysait plus de 1 000 enfants chaque jour il y a à peine trente ans. L’éradication tant espérée semblait à portée de main. Mais voilà, depuis le mois d’avril, pas moins de treize cas ont été rapportés dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, dans le nord-ouest du Pakistan, dont douze dans le seul district du Waziristan du Nord. Une zone frontalière avec l’Afghanistan, considérée comme une base arrière de divers groupes armés islamistes.
Une zone « très difficile d’accès et très dangereuse pour nos équipes », explique Aidan O’Leary, le directeur de l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite (IMEP). La preuve : le 28 juin, une nouvelle attaque a eu lieu dans ce district durant une campagne de vaccination en porte-à-porte, tuant un agent de santé et deux policiers qui escortaient l’équipe.
« Le rêve de l’éradication s’éloigne de plus en plus pour notre pays, se désole Shahzeb Khan, qui travaille pour le programme polio dans cette province du Pakistan depuis près d’une décennie. La plupart des cas recensés cette année ont eu lieu dans des familles qui refusent de coopérer avec nous. Certains parents craignent que le vaccin rende leurs enfants malades ou infertiles. Parfois, c’est une réaction contre le gouvernement, qui ne leur fournit pas d’emploi ou dont les infrastructures de santé sont jugées insuffisantes. » Pour d’autres encore, des raisons politiques les font s’opposer à ces programmes internationaux, financés par l’Occident.
Reproduction frauduleuse
Lors des campagnes en porte-à-porte, certaines familles cachent leurs enfants. Voire reproduisent frauduleusement la marque au feutre que les vaccinateurs appliquent sur l’ongle de l’auriculaire gauche des personnes recevant leur dose, pour les distinguer de celles qui restent à vacciner. Ces faux marquages se feraient parfois « avec la complicité des équipes locales de vaccinateurs, accuse le coordinateur national du programme d’éradication de la poliomyélite au Pakistan, le docteur Shahzad Baig. Les autorités ont pris des mesures contre les fonctionnaires faisant preuve de négligence, mais les dommages qu’ils ont causés ne peuvent être réparés ».
« Nous avons eu vent de ces faux marquages dans quelques zones restreintes, mais cela reste très minoritaire », tempère Aidan O’Leary, qui souligne qu’au niveau national, les taux de couverture vaccinale dépassent les 85 %. Une moyenne qui stagne depuis une décennie. Et qui cache l’existence de ces petites poches, telles le Waziristan du Nord, où moins de 10 % des enfants sont vaccinés. « C’est tout l’enjeu du programme : parvenir à toucher ces zones ultra-localisées où se concentrent des enfants non ou sous-immunisés », poursuit ce spécialiste des missions humanitaires. L’IMEP estime à environ 30 000 le nombre d’enfants « zéro dose » dans le Waziristan du Nord, et à un peu moins d’un million ceux dispersés ailleurs dans le pays. En Afghanistan, ces « zéro dose » seraient environ 500 000, essentiellement concentrés dans quelques provinces du Sud comme le Kandahar, l’Helmand et l’Oruzgan.
A cause des problèmes d’insécurité dans ces régions, « 99 % des équipes sont composées uniquement d’hommes, regrette le coordinateur pakistanais Shahzad Baig, qui a auparavant travaillé pour ce même programme au Nigeria. Or, cette moindre participation des femmes nuit aux campagnes de vaccination ». Un constat partagé par Shahzeb Khan, qui appelle son gouvernement à mieux associer les « Lady Health Workers ». Mis en place il y a trente ans, ce réseau national d’agents de santé communautaire exclusivement féminin est considéré comme l’une des clés pour améliorer l’acceptation du vaccin dans ces régions.
Faible rémunération
Autre obstacle, selon l’agent de santé Shahzeb Khan : la faible rémunération des vaccinateurs. « Nous percevons 1 000 roupies par jour [environ 4,30 euros]. Avec l’inflation, c’est de moins en moins intéressant… Une récompense financière moindre contre un travail de plus en plus difficile : cela affecte la motivation des équipes de lutte contre la polio, en particulier lorsqu’il y a un risque pour la vie. » En 2022, près de 250 millions de dollars (environ 244 millions d’euros) ont pourtant été alloués au Pakistan par l’IMEP, soit un quart de son budget total. « C’est le pays où l’Initiative mondiale investit le plus, souligne Aidan O’Leary. Trois cent mille agents de santé sont impliqués. »
« Le programme ne peut pas aller au-delà de sa capacité budgétaire », renchérit Hamid Jafari, le directeur de la région Est Méditerranée de l’IMEP, qui précise que les compensations financières des agents de santé au Pakistan et en Afghanistan ont récemment été augmentées. La résurgence actuelle de cas de polio n’arrange rien : depuis quelques semaines, de vastes campagnes de vaccination sont organisées au Pakistan et en Afghanistan, notamment par le biais de la stratégie de vaccination dite en anneaux, autour des cas recensés. « Nous avons intensifié notre stratégie, nous chassons le virus dans tous les districts concernés », affirme Hamid Jafari, pour qui la dernière ligne droite vers l’éradication est encore possible, « mais il reste encore plusieurs kilomètres ».
La crainte, c’est que la région se mette à exporter ses virus au gré des déplacements de la population. C’est ce qui est arrivé récemment au Malawi et au Mozambique. Deux enfants, non à jour de leur vaccination, ont été paralysés par une souche du virus dont on a pu retracer le pays d’origine grâce à des analyses génétiques : le Pakistan. Dans les deux cas, ces virus auraient voyagé cachés dans les intestins d’une personne asymptomatique. Or, sachant que ce virus ne provoque des paralysies qu’une fois sur 100 en moyenne, le nombre de personnes susceptibles de le transporter incognito est bien plus important que le nombre de victimes. Autrement dit, lorsqu’un cas de paralysie est découvert, il ne représente que la partie émergée de l’iceberg.
La seconde vie du pathogène
En réponse à ces exportations, 80 millions d’enfants doivent être vaccinés d’ici la fin de l’été dans les pays frontaliers du Malawi et du Mozambique, afin d’éviter d’éventuelles transmissions en chaîne. « Pour le moment la certification de l’éradication en Afrique n’est pas remise en cause car il ne s’agit pas d’un virus présent de manière endémique sur ce continent, mais d’importations, détaille Michel Zaffran, ex-directeur de l’IMEP. Mais cela nous montre que le virus va chercher tous les moyens possibles pour survivre. Partout où des enfants ne sont pas protégés par le vaccin, le virus peut frapper. Pas seulement en Afrique, mais aussi dans les pays économiquement plus favorisés. »
Jeudi 21 juillet, les Etats-Unis ont ainsi rapporté leur premier cas de polio depuis près de dix ans, un homme de 20 ans non vacciné qui souffre désormais de paralysie partielle. Une analyse génétique a toutefois montré qu’il ne s’agit ici pas de souches sauvages, comme celles qui circulent actuellement au Pakistan, mais d’une souche issue… du vaccin oral.
Là réside un autre grand problème de ce marathon vers l’éradication : les vaccins oraux, utilisés dans les pays où le poliovirus circule encore, offrent une possibilité de seconde vie au pathogène. Une pernicieuse vicissitude qui s’explique par le fait que ces vaccins sont constitués de poliovirus atténués, c’est-à-dire qu’ils ont perdu leur virulence mais sont encore « vivants », contrairement à ceux que l’on trouve dans le vaccin injectable, utilisé en France.
L’avantage : donnés sous forme de gouttes, ces vaccins déclenchent la production d’anticorps directement dans les intestins, permettant de détecter puis de neutraliser les poliovirus dès leur arrivée dans l’organisme. Ils peuvent ainsi stopper la transmission interhumaine du pathogène, alors que le vaccin injectable protège uniquement les personnes des paralysies mais ne les empêchent nullement de transporter les virus dans leurs intestins. Problème : ces virus vaccinaux atténués finissent leur vie dans les selles des personnes ayant reçu les gouttes, et donc dans l’environnement. Là, ils peuvent subir, de manière rarissime, des mutations leur permettant de retrouver leur virulence d’antan.
Dès lors, ces virus mutants peuvent se transmettre à d’autres individus, soit directement par contact avec les matières fécales, soit indirectement, par ingestion de produits contaminés (eau, aliments). Dans les régions qui présentent un nombre important de personnes non immunisées, ces transmissions entraînent fatalement des cas de paralysies. En 2021, pas moins de 700 personnes, dont plus de la moitié au Nigeria, se sont retrouvées ainsi paralysées par ces virus dérivés de la souche vaccinale dans le monde. Pour comparaison, le virus sauvage n’avait quant à lui paralysé « que » six personnes, cette année-là…
Nouvel appel à contribution
Dans les pays développés, où le vaccin oral n’est plus utilisé depuis vingt ans, le risque que ces souches vaccinales se retrouvent dans l’environnement est faible. Mais il n’est pas nul pour autant, car des personnes ayant reçu ce vaccin ailleurs peuvent être à l’origine d’une chaîne de contamination. La preuve aux Etats-Unis, mais aussi en Israël, où un enfant de 3 ans non vacciné s’est également retrouvé paralysé en février.
En juin, les autorités britanniques ont annoncé avoir détecté ces souches vaccinales dans les eaux usées de Londres. Des isolats génétiquement liés entre eux, ce qui prouve l’existence d’une « propagation localisée du poliovirus, très probablement chez des personnes qui ne sont pas à jour de leur vaccination », indiquent les experts anglais. Pour l’heure, aucun cas de paralysie n’a été recensé.
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