« J’ai pensé : “Et si le préfet était un agent infiltré de Moscou ?” : l’Ukraine face à ses « traîtres »

Reportage - Le limogeage de deux hauts responsables a rappelé un sujet tabou depuis le début de la guerre : la trahison. Mais qu’est-ce exactement qu’un traître ? Comment déterminer qui est passé dans le camp de l’ennemi ? Et pourquoi ?

Le Monde  – Derrière une porte soigneusement fermée, la réunion se tient dans le cabinet du préfet à Fastiv, ville ukrainienne à 70 kilomètres de Kiev. Sont notamment présents le maire, deux adjoints, le préfet lui-même. Ici comme ailleurs dans le pays, une seule discussion est possible : la guerre. On est le 27 février, elle a éclaté trois jours plus tôt. Autour de la capitale, les batailles se déchaînent alors sur plusieurs fronts, certaines zones sont tombées sous le contrôle russe. Située près de l’autoroute qui relie Kiev à Odessa, dans le sud du pays, Fastiv est un point stratégique pour l’encerclement de la capitale. Les troupes russes s’en approchent de plus en plus.

En ouvrant la réunion, sous les ors de son imposant bureau, le préfet Yevgeny Kabatov annonce d’emblée : il faut livrer la ville aux Russes. Tout de suite, sans combattre. Des affrontements seraient sanglants et surtout inutiles, autant éviter les morts. Le maire, Mykhailo Netiazhuk, se souvient aujourd’hui avoir soudain senti son sang se figer. « J’ai pensé : et si le préfet était un agent infiltré de Moscou ? » Un traître ? Ici, à Fastiv, 50 000 habitants ? Le mot est lâché, glaçant. A l’époque, la rédactrice en chef du journal local se lance dans un article sur le sujet. « Les militaires m’ont demandé de ne pas le publier à ce moment-là : la guerre commençait, il ne fallait pas que la population doute de ses dirigeants, qu’elle se sente abandonnée. »

Mykhailo Netiazhuk, maire de Fastiv (Ukraine), dans son bureau, le 7 juillet 2022. Il a renoncé au mois de février 2022 à la proposition de l'ancien préfet Yevgeny Kabatov de livrer la ville aux Russes lorsqu'ils l’occuperaient.

Longtemps taboue, cette réalité vient de faire une irruption brutale sur la scène publique près de cinq mois après le début de l’invasion. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a annoncé le 17 juillet le limogeage du chef des services de sécurité (SBU), Ivan Bakanov, et de la procureure générale d’Ukraine, Iryna Venediktova, deux très hauts agents de l’Etat notamment chargés des enquêtes pour « trahison » et « collaboration avec l’ennemi ». Or, ce sont ces mêmes accusations qui se retournent maintenant contre eux. En effet, 651 procédures pénales visent des employés de leurs administrations respectives, a révélé le président, un nombre qui « pose de très sérieuses questions sur les dirigeants concernés ». Volodymyr Zelensky n’a pas précisé si Ivan Bakanov et Iryna Venediktova étaient poursuivis en personne pour trahison présumée ou un autre crime.

Quelques jours avant cette décision, Oleg Dunda, député du parti présidentiel et élu de la circonscription de Fastiv, reconnaissait de son côté que « ces risques-là ont été mal évalués, nous n’avons pas fait le ménage. Les Russes ne se préparaient pas seulement sur le plan militaire, ils cherchaient aussi à s’introduire dans les rouages de l’Etat, du plus gros au plus petit ». Mais comment établir dans toute sa diversité d’intentions l’étendue des formes de collaboration auxquelles se sont livrés des responsables publics, entre celui qui a un pistolet sur la tempe et cet autre qui agit par conviction ? Où commence la traîtrise ? Qui sera poursuivi et pourquoi ? Désormais, dans l’Ukraine en guerre, l’heure de ces questions empoisonnées a sonné.

Un préfet soupçonné de « trahison »

A Fastiv, on se souvient de l’agacement du préfet Kabatov aux premières rumeurs de la guerre, à l’hiver 2021. Il ne s’en cache pas, d’ailleurs. Aucun budget n’est alors consacré à la défense civile, aucune réunion à ce sujet n’est organisée, alors que le dossier dépend de ses compétences. En refrain, le préfet répète : « Arrêtez de paniquer. » A vrai dire, cela ne choque personne à l’époque : 85 % du pays partage alors cet avis, y compris au sommet de l’Etat, selon des sondages.

Le bureau de l’ancien préfet prorusse Yevgeny Kabatov qui a disparu et quitté ses fonctions au début de la guerre. À Fastiv (Ukraine), le 7 juillet 2022.

Le bureau de l’ancien préfet prorusse Yevgeny Kabatov qui a disparu et quitté ses fonctions au début de la guerre. À Fastiv (Ukraine), le 7 juillet 2022.

Le 24 février, en revanche, jour de l’invasion russe, tout le monde se précipite pour s’inscrire à la défense territoriale, la force civile ukrainienne. Un seul manque à l’appel, le préfet Kabatov. Vers 9 heures, il envoie un ordre sur sa messagerie : « Restez chez vous. » Puis, il passe une tête à son cabinet, avant de s’éclipser. Fonctionnaire à la préfecture et officier de réserve, Yuri Volkov, 52 ans, prend la tête des opérations. Lui non plus n’avait pas prêté grande attention à la nomination du préfet, un an et demi plus tôt. Le profil de Kabatov, 40 ans, lui semblait surtout relever d’une espèce bien connue ici, le fonctionnaire ambitieux. Proche de la capitale, Fastiv a toujours constitué un tremplin idéal pour se faire remarquer du pouvoir.

 

Sur la Grand-Place de la ville, flottent aujourd’hui les étoiles de l’Union européenne, à côté du drapeau ukrainien. Les troupes russes ne sont jamais entrées à Fastiv, repoussées hors de la région de Kiev début avril. Le maire Netiazhuk, lui, a toujours été ce qu’on appelle ici un « nationaliste », autrement dit un pro-européen. C’est lui qui a alerté les services de sécurité contre le préfet, sitôt après l’avoir entendu prêcher la reddition face à Moscou. De son côté, le préfet était prorusse, l’autre bloc politique, opposé aux pro-européens. Il était arrivé au maire d’avoir des doutes sur la loyauté du préfet. « Mais beaucoup d’Ukrainiens ont des liens avec la Russie, ce n’est pas toujours simple d’en comprendre la nature », explique-t-il.

La mairie de Fastiv (Ukraine), le 7 juillet 2022.

La mairie de Fastiv (Ukraine), le 7 juillet 2022.

Avant la guerre, certains parlementaires pouvaient même discuter en toute tranquillité à l’Assemblée de leur futur poste en cas d’une mainmise russe sur le pays. Mais l’invasion a redessiné les lignes à la pointe des fusils, et ce qui était une opinion peut parfois devenir un crime à la lumière de la guerre. Arrêté le 2 mars par les autorités militaires dans son cabinet, le préfet a signé sa démission sous la contrainte. Puis on l’a laissé s’enfuir pour éviter une panique dans la population. Depuis, une enquête est ouverte pour « trahison ». Lui a toujours nié être un « agent de Moscou », répétant n’avoir voulu laisser la ville aux Russes que pour sauver les civils.

Le pouvoir, un levier puissant

Comment déterminer qui est passé dans le camp de l’ennemi ? Et pourquoi ? Yuri Sobolevsky a étudié les passages de cette frontière, parfois fragile, chez les responsables publics de Kherson, sous contrôle russe depuis le début de la guerre. Dans cette province du Sud, M. Sobolevsky, 42 ans, était premier adjoint au conseil régional, avant de se réfugier à Kiev. Selon lui, les occupants utilisent la même technique dans la majorité des cas, un mécanisme basique, universel et effroyablement efficace : l’engrenage. « Le premier contact s’établit par des questions sans intérêt. Petit à petit, la communication s’intensifie, les demandes deviennent toujours plus compromettantes. Quand la personne s’en rend compte, il est déjà trop tard », détaille-t-il.

Lire la suite

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page