Vanity Fair – « Cultiver sa propre nourriture devrait être une compétence de base, comme respirer ou se brosser les dents. Chaque enfant qui a les mains dans la terre change sa vie et le monde. » Ron Finley raconte son combat par vidéoconférence, entouré de verdure, dans un endroit de Los Angeles ressemblant, au choix, à un jardin, un potager et même une jungle : c’est là l’arrière-cour où l’homme a commencé son aventure au nom de l’agriculture urbaine en 2010. Ron Finley n’aime pas dire son âge. L’homme a des enfants qui sont adultes, et il se trouve aujourd’hui dans le dernier tiers de sa vie.
C’est le matin en Californie, et Ron Finley est debout depuis des heures. Par écran interposé, il se présente fièrement comme quelqu’un qui a lancé une révolution dans le désert. L’idée : transformer la désolation des quartiers les plus défavorisés de Los Angeles en une suite de jardins communautaires, où la nourriture est la matière d’un mouvement de libération.
Sans éducation formelle ni formation botanique, Finley, ancien designer dans la mode, est arrivé aux mêmes conclusions que les grands écologistes américains, tels que Wendell Berry et Michael Pollan: « Manger est une sorte d’acte agricole. Une société où il existe un fossé entre la fourchette et le champ est une société perdue. » Il s’en est rendu compte, dit-il, après avoir passé une vie à faire une heure de route pour acheter des tomates qui n’avaient pas l’air d’être couvertes de peinture rouge.
« Des quartiers comme celui où j’ai grandi sont des déserts alimentaires. On n’y trouve que des magasins d’alcool, des fast-foods et des cliniques pour diabétiques. » Une saillie dégainée pour la première fois en 2013 sur la scène d’une conférence Ted où Ron Finley était invité à présenté son idée de jardin communautaire. Il s’agit aujourd’hui de l’une des vidéos les plus populaires de la plateforme, avec plus quatre millions de vues. À l’époque, Ron Finley avait touché une corde sensible, et il ne s’est pas arrêté en si bon chemin.
Au cours de la dernière décennie, sa notoriété s’est accrue de manière exponentielle. « J’étais juste un homme noir de South Central avec un jardin et une houe. La police voulait m’arrêter parce que j’avais décidé de faire pousser des légumes devant ma maison. Je me suis battu et j’ai fait changer la loi. » Aujourd’hui, Ron Finley compte parmi ses amis l’actrice Rosario Dawson, il a eu le droit à son portrait dans la version américaine du mensuel Vogue et il organise des cours de jardinage en ligne suivis par des milliers de personnes.
Toutefois, lorsqu’il parle de lui-même, entouré de ses plantes, le vernis glamour disparaît rapidement : l’agriculteur de la rue évoque volontiers des mouvements anti-establishment comme les Black Panthers et le mot qu’il utilise le plus souvent est « révolution ». Les jardins qu’il a créés et ceux qu’il a inspirés sont un moyen, pour lui, de changer l’Amérique, celle des fusillades dans les écoles, des gangs et des bavures policières.
« Vous ne pouvez pas être libre si vous ne pouvez pas vous nourrir : la nourriture est la première forme d’esclavage en Amérique », dit-il. En apprenant aux familles et aux enfants des communautés noires et latinos de Los Angeles à composter, Ron Finley combat non seulement la mauvaise alimentation, mais aussi le racisme systémique. Des dizaines d’années après la mort de Martin Luther King, Ron Finley est convaincu que la ségrégation raciale existe aujourd’hui dans les supermarchés et les assiettes. À Los Angeles, South Central ne se trouve qu’à dix kilomètres à peine du clinquant de Beverly Hills, mais dans ce quartier noir et pauvre, le taux d’obésité est cinq fois plus élevé. Pour Ron Finley, ses jardins et les légumes qu’ils produisent sont comme des outils pour mener une sorte de lutte des classes.
Il y a une autre chose terrible à propos de South Central : là-bas, les gens se tirent dessus. « Ils le font pour rien : pour des chaussures, pour l’appartenance à un gang, parce que tu m’as regardé de travers une fois, parce que ta vie et celle des autres ne valent rien », peste Ron Finley. Dans ce contexte, le jardinier estime que ses histoires de légumes et de coups de pelle et de fourchette peuvent volontiers servir à faire infuser dans les rues du quartier l’idée d’une forme d’empathie.
« Si vous redonnez de la valeur à la nourriture, vous redonnez de la valeur à la vie, à vous-même et aux autres », dit-il en retrouvant le sourire. Ron Finley n’est pas un prophète new age, et il a dû se creuser la tête pour trouver la bonne façon de parler de ses jardins à des enfants élevés dans la culture des armes et de l’argent à tout prix. Il a fini par les convaincre de l’écouter en inventant l’expression de « jardinage gangsta », en référence au gangsta rap si florissant dans les parages. et à son évolution organique. Le jardinage gangsta. « C’est du jardinage avec un peu d’arrogance. Il faut planter des graines comme on enterre son fric. Ça, ça parle aux gamins ! » Les excès verbaux font partie du style de Ron Finley. Le deuxième mot qu’il prononce le plus souvent est « fuck ». Et puis il faut bien être crédible dans la rue pour pousser les gens à labourer la terre sur leur temps libre. « J’ai coutume de dire que le jardinage est sexy. Les plantes, c’est aussi sexy qu’un sac Louis Vuitton » À son époque, le célèbre militant écologiste italien Alexander Langer avait l’habitude de dire que l’écologie a besoin de désir. D’une certaine manière, Ron Finley ne dit pas autre chose.
Près de douze ans après avoir mis en terre ses première semences dans la terre de South Central Ron Finley suit la même routine tous les jours : il se réveille à l’aube, il plante, il sème et il désherbe. Parfois, aussi, il lui arrive de quitter son quartier pour parcourir l’Amérique et le monde. Il rencontre des chefs d’entreprises et des hommes politiques, il donne des conférences dans des universités. Et à chaque fois, il s’en étonne : « Je n’ai aucun diplôme, ma seule qualification est de savoir faire les choses. Pourtant, tous ces gens importants m’écoutent. » La pandémie a amplifié son message : les gens étaient enfermés chez eux et cherchaient un sens, une voie à suivre, quelque chose à regarder, et, à ce sujet, Ron Finley avait une ou deux suggestions à faire. « Parfois, je n’arrive pas à croire l’impact que mes jardins ont. Un type m’a écrit ce matin pour me dire qu’après m’avoir écouté et avoir commencé à faire pousser des légumes, il a aussi recommencé à parler à sa mère, après des années. »
Source : Vanity Fair (Le 16 juin 2022)
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