Sénégal – Peut-on encore être en désaccord ?

Le QuotidienDans leur livre, Voyage au bout de la droite (Mille et Une nuits, 2011) Jean-Philippe Huelin et Gaël Brustier reprennent le concept de «paniques morales» issu des travaux de Stanley Cohen.

Le Sénégal traverse une panique morale que montre le basculement épistémique et politique de notre société, que tout intellectuel soucieux du temps long braudélien rêverait de documenter. Dans la crise au sens gramscien que nous traversons, des hordes fascistes sont en verve, menaçant la République qui est ma religion civique.

Dans la filiation du fascisme historique, le fascisme de notre époque se présente sous diverses formes mais emprunte à celui des origines des méthodes communes. Etre fasciste, dans le contexte qui suscite mon propos, c’est faire le choix de l’usage permanent de la haine et de la division dans la démarche politique. C’est penser, au-delà du vernis démocratique, que le pouvoir peut s’acquérir via une entreprise séditieuse. Il s’agit d’incendier les maisons d’avocats, d’appeler à fusiller les anciens présidents, de demander à ses partisans d’attaquer des groupes de presse au motif que l’information qu’ils donnent ne va pas dans notre sens. Les magistrats sont menacés, les intellectuels terrorisés et toutes les voix contradictoires voire seulement nuancées sont victimes de torrents d’insultes et d’appel au meurtre social, voire physique.

Ce fascisme n’est pas gêné par les contradictions inscrites dans son discours propagandiste pourvu qu’il permette d’agréger les colères, d’exciter les passions, de dominer la raison. Les fascistes accusent l’Armée nationale, lorsqu’elle procède à des pilonnages de bases rebelles indépendantistes, de complot avec le régime. Ils appellent à déloger un Président élu avant le terme de son mandat. Dans un monde propice aux apports féconds mutuels, ils font l’éloge du nationalisme le plus étriqué voire celui moins assumé du régionalisme dans une Nation indivisible et plurielle. Le fascisme, c’est faire appel à la torture dans les commissariats pour des suspects bénéficiant de la présomption d’innocence et à la peine de mort pour surfer sur les peurs. Le fascisme, c’est en appeler de manière irresponsable et politicienne à une hiérarchisation des races dans une société civilisée en disant, par exemple, parlant de l’exploitation d’un gisement pétrolier entre le Sénégal et la Mauritanie : si nous n’avons pas peur des «tubaab», ce ne sont pas les «naar» qui nous feront peur. «Naar» est ici utilisé de manière péjorative et infériorisé par rapport à «tubab». Trump ou Zemmour, d’autres fascistes de notre époque, ne feraient pas mieux.

Le fascisme, c’est encore appeler des jeunes radicalisés au pillage de domiciles de responsables publics supposés être des niches à milliards détournés. Etre fasciste, c’est ne croire ni à la démocratie ni à la République et convoquer intimement, quelle que soit la circonstance, son ego boursouflé comme projet politique en usant de manipulation pour afficher le contraire.

Dans la quête du pouvoir, les fascistes peuvent s’accommoder de certaines règles démocratiques mais, une fois aux manettes, ils les foulent aux pieds au profit d’un autoritarisme et d’un dirigisme inhérents à leur projet. L’outrance verbale et les outrages à la République sur un fond guerrier ne peuvent constituer un projet sérieux et crédible. C’est le lieu de saluer une opposition radicale au régime de Macky Sall mais qui, en toutes circonstances, ne transige pas avec la responsabilité et le sens républicain. Ces hommes et ces femmes font l’honneur de notre pays et de sa vitalité démocratique. Le Sénégal est malade de quarante années durant lesquelles a été sabordé l’héritage senghorien de l’organisation, de la méthode et de l’école qui promeut le culte du savoir. Des milliers de fanatiques prompts à vociférer pour salir leurs concitoyens ne savent même pas lire un texte. Et pire : ils ne savent pas être libres et penser en dehors des bulles que les algorithmes génèrent pour eux à leur insu.

Il faut être corrompu ou aisément corruptible pour accuser à tout va quelqu’un qui écrit ce qu’il pense d’être un corrompu.

De nombreux amis, soucieux, me demandent de ne plus parler de Ousmane Sonko. D’autres m’invitent dans ma chronique suivante à tenir un propos qui lui est favorable. Evidemment mon refus dans les deux cas est catégorique. Aussi comment accepter d’avoir peur en démocratie ? Là où j’ai appris la politique – certains de mes anciens maîtres l’ont entre-temps oublié- on me disait ceci : «On ne discute pas avec le fascisme, on le combat.» Je ne fais que rester fidèle à un héritage vieux de plus de deux siècles que dans ma famille politique, la gauche républicaine, on s’acharne à se transmettre. Je ne suis pas un homme qu’on intimide. Je ne cède ni aux injures, ni aux menaces, encore moins aux calomnies de roquets radicalisés. Ils perdent leur temps. Je crois en la force du débat contradictoire dans une démocratie.

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Hamidou ANNE

Source : Le Quotidien (Sénégal)

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