France – « C’est un mot trop ambigu » : le malaise des ministres érigés en « symboles » de la République

Quand elles ont fait partie d’un gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, Rama Yade et Rachida Dati ont été présentées comme des emblèmes de la « diversité » et de la réussite. « Le Monde » leur a demandé de raconter ce qu’elles avaient ressenti. Pour elles, le mot est « réducteur » et contre-productif.

 Le Monde – Un mot. sept lettres. Et autant de nuances, d’incompréhensions, de non-dits. Le 20 mai, lors de la passation des pouvoirs entre Jean-Michel Blanquer et Pap Ndiaye, le tout nouveau ministre de l’éducation nationale s’est décrit comme étant « peut-être un symbole, celui de la méritocratie, mais peut-être aussi celui de la diversité ».

 

L’ancienne ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem, lors d’une conférence de presse à Lyon, le 1er juin 2021, en pleine campagne pour les élections régionales.

 

 

Depuis, l’historien est dépeint, par une partie de la presse et du personnel politique, comme l’incarnation d’un parcours à la réussite éclatante, celle aussi du « premier homme noir » nommé à un ministère aussi éminent.

 

Pourtant, Najat Vallaud-Belkacem, une de ses prédécesseures (2014-2017), a aussi été présentée ainsi pour avoir été la première femme – et « issue de l’immigration » – à entrer Rue de Grenelle. Quelques années plus tôt, Rachida Dati avait été également étiquetée « symbole de la diversité » lorsqu’elle était devenue garde des sceaux (2007-2009). Au même moment, Rama Yade, alors secrétaire d’Etat chargée des affaires étrangères et des droits de l’homme (2007 à 2009), était affublée de la même expression après sa nomination au Quai d’Orsay.

Tous ces politiques, de droite comme de gauche, ont un dénominateur commun, celui d’avoir des liens avec l’Afrique : le père de Pap Ndiaye est Sénégalais, Rama Yade est née à Dakar, Rachida Dati est d’origine marocaine, Najat Vallaud-Belkacem a vu le jour au Maroc. Des personnalités aux milieux et aux trajectoires si différents ; mais toutes élevées au rang d’emblème de la République.

Pap Ndiaye, ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, à la sortie du conseil des ministres à l’Elysée, 14 juin 2022.

Pap Ndiaye, ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, à la sortie du conseil des ministres à l’Elysée, 14 juin 2022.

« Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu cela pour Jean-Vincent Placé [il est d’origine sud-coréenne] ou Matthias Fekl [il est Franco-Allemand], mes anciens collègues de gouvernement », note Mme Vallaud-Belkacem. « Je ne me suis jamais considérée comme un symbole. J’ai le bac comme la grande majorité des Français », tonne Mme Dati. « L’insistance autour de ce mot est une manière de rappeler que vous serez seule dans cette position et que la porte sera refermée derrière vous », juge Mme Yade.

Charges des détracteurs

Il faut passer du temps à discuter avec ces trois anciennes ministres pour comprendre à quel point le terme « symbole » peut être vide de sens voire un non-sens ; qu’à force de l’entendre, il a fini par stigmatiser et renfermer tant de contradictions, de fantasmes, de lassitude.

« C’est un mot trop ambigu. Il vise des origines, une couleur de peau, un genre, une religion, une classe, un parcours ?, se demande Najat Vallaud-Belkacem. Ce mot est surtout réducteur car il permet à bon compte de gommer les inégalités et de dire que tout va bien, alors que la méritocratie ne fonctionne pas vraiment. »

 

Dans son bureau parisien, cernée par des tas de livres anciens, la quadra, qui dirige la branche française de ONE – une ONG internationale qui lutte contre l’extrême pauvreté, notamment en Afrique – et avant de devenir présidente de France Terre d’asile (FTA), samedi 2 juillet, prend son temps pour répondre. Entre soupirs, sourires et longs silences, elle se souvient que, dès le début de sa carrière politique, à Lyon en 2002, ses origines ont été le premier élément mis en avant pour définir son engagement et l’ériger en « symbole ». « Je m’étais vite rendu compte que la tentation naturelle des observateurs était de me ranger dans une petite case de représentante de la diversité. J’avais dû faire des efforts monstrueux pour ne pas céder à ce stéréotype-là. Si je m’étais lancée en politique, c’était pour représenter les Français dans leur ensemble, pas une communauté particulière », se remémore-t-elle.

A l’écouter, ses origines l’ont définitivement rattrapée quand elle est devenue ministre de l’éducation nationale pendant la présidence de François Hollande. Et non lorsqu’elle a été désignée, juste avant cette nomination, porte-parole du gouvernement et ministre des droits des femmes. Son entrée à l’Hôtel de Rochechouart a donc été, selon elle, « inédite » et vertigineuse, tout comme les charges de ceux qui ont dénoncé son prétendu « agenda caché » pour « idéologiser les petites têtes blondes » : selon eux, elle aurait voulu imposer l’arabe aux enfants de CP, remplacer l’apprentissage de la « chrétienté » par l’histoire de l’islam… « Il y a cette tension permanente ; une relation passionnelle et contrariée de la France avec ses enfants issus du continent africain, avance Najat Vallaud-Belkacem. Des interrogations perpétuelles sur le fait de savoir s’ils se sentent véritablement Français ou pas. Des suspicions sur leur allégeance. On a rarement de tels débats sur l’intégration des Asiatiques ou des Latino-Américains en France. »

« On vous dénie votre compétence »

Autre aspect. Lorsqu’un haut représentant de l’Etat est perçu comme un « symbole », son parcours est généralement qualifié de « singulier », comme pour marquer le caractère unique et inhabituel de sa réussite. « C’est l’exception consolante », souffle Mme Vallaud-Belkacem en paraphrasant le philosophe Ferdinand Buisson (1841-1932). Ce qui sous-entend que « les autres n’y sont pas parvenus, renchérit Rama Yade. Et c’est de leur faute. Le symbole exclut les autres. Vous les représentez et c’est tout ».

Depuis 2018, l’ancienne ambassadrice de France à l’Unesco vit à Washington, d’où elle dirige, entre autres, le département Afrique du think tank américain Atlantic Council. Au téléphone, elle parle volontiers de son passage au gouvernement sous la présidence de Nicolas Sarkozy, et du « décalage » qu’elle a ressenti, car « j’ai demandé au président d’être ministre. On n’est pas venue me chercher », insiste-t-elle.

 

Etre un « symbole », c’est d’abord une « pression » supplémentaire. « Déjà que la fonction est lourde, mais, en plus, on vous charge d’une autre responsabilité, celle de représenter une communauté, des Noirs, des musulmans ou je ne sais quoi. On vous dénie votre compétence. On vous scrute et on attend votre chute avec jubilation. Vous n’avez pas le droit à l’erreur, en tout cas moins que Valérie Pécresse ou Michèle Alliot-Marie, assure-t-elle. On a préféré cibler ma personne en disant que si j’étais ministre, c’est parce que j’ai cette couleur de peau. On m’a disqualifiée d’entrée de jeu, avant même que j’ouvre la bouche. D’ailleurs, les premiers concernés disaient que je ne les représentais pas parce que j’étais avec Sarko. » Et Rama Yade apparaissait pour le coup comme « une traître à sa condition », comme elle dit.

Pour l’ancienne administratrice du Sénat, « sa couleur de peau » a engendré tout un imaginaire et ça l’a fait bien rire. Certains observateurs s’étaient inventé une « légende urbaine » sur Rama Yade, persuadés qu’elle avait grandi « dans un quartier » où elle avait été « oppressée par des musulmans », mais que l’école l’avait « arrachée » à sa condition ; qu’elle avait pu faire Sciences Po grâce à la discrimination positive… Bref, une fille « issue de l’immigration » sauvée par la République. « Je ne collais pas à ce récit car ce n’était pas mon histoire et quand je m’y opposais, on disait que j’étais rebelle. » C’est-à-dire ? « Il fallait m’apprendre les règles, c’était d’une violence inouïe, dit Rama Yade. A nous désigner ainsi, ce sont ces élites qui sont les premiers séparatistes, et communautaristes ; mais elles ne l’admettront jamais. »

Enfin, être un « symbole » implique de continuellement remercier la République de lui avoir donné la chance de devenir ministre. « Demande-t-on à Christian Estrosi [le maire de Nice] de dire en permanence merci à la République ? », s’interroge-t-elle.

Rama Yade, ancienne secrétaire d’Etat chargée des affaires étrangères et des droits de l’homme, à Jouy-en-Josas (Yvelines), le 31 août 2016.

Rama Yade, ancienne secrétaire d’Etat chargée des affaires étrangères et des droits de l’homme, à Jouy-en-Josas (Yvelines), le 31 août 2016.

Néanmoins, il y a un paradoxe : pour elle, l’utilisation du mot « symbole » se veut d’abord… bienveillante. « Il n’est surtout pas utilisé à bon escient. Il est souvent condescendant », pense au contraire Rachida Dati. Pour l’avocate, des personnalités comme Simone Veil ou Gisèle Halimi sont des emblèmes parce qu’elles ont eu « des parcours exceptionnels ».

Ministre « alibi » pour plaire aux banlieues

Dans son bureau si solennel, la maire du 7e arrondissement de Paris se sent bien. « Certains ont proposé que je me présente à Poissy ou en Seine-Saint-Denis ; mais Nicolas Sarkozy a voulu que je candidate ici. Réélue au premier tour aux dernières municipales », se félicite-t-elle. Difficile alors de dire Rachida Dati maire de « la diversité » du 7e arrondissement…

 

« Diversité ». Ce n’est pas un terme qu’apprécie l’ancienne ministre de la justice, « parce qu’il ne veut surtout rien dire ». Quelle est donc sa définition ? « Il y en a deux, selon le Larousse et les politiques. Pour eux, ça veut dire Noirs et Arabes », dit-elle. Elle se souvient des critiques quand elle est devenue garde des sceaux : la ministre « alibi » de M. Sarkozy pour plaire aux banlieues. « J’ai eu un collaborateur dans mon cabinet qui avait du mal à m’appeler Madame la ministre. Il m’a dit : “Je n’y arrive pas.” Parce que je m’appelle Rachida Dati ? », raconte-t-elle. L’ancienne magistrate assure, par ailleurs, qu’une partie des journalistes a été plus familière avec elle, n’utilisant pas les mêmes mots qu’avec d’autres. « Ils ne l’ont pas fait avec Nathalie Kosciusko-Morizet. Avec moi, c’est comme si on parlait à son domestique, jure-t-elle. Et on continue à me parler différemment. »

 

Alors justement, l’emploi du mot « symbole », que dit-il de la France ? « Ça peut vouloir dire une chose et son contraire. Ça peut être valorisant comme ça peut être une marque de l’entre-soi », s’agace-t-elle. « On n’est pas encore une évidence, on doit être explicité ; il est là le malaise : il faut nous affubler d’un qualificatif avant de nous percevoir comme légitimes à exercer une responsabilité », ajoute avec regret Najat Vallaud-Belkacem. « C’est un gâchis de continuer de pointer du doigt une partie des siens. Je veux autant représenter une jeune fille noire de banlieue qu’un homme blanc de 60 ans », renchérit Rama Yade.

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Source : Le Monde

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