Le Prophète plutôt que les musulmans

Les dirigeants qui se réclament de l’islam sont plus prompts à dénoncer le blasphème du prophète Mahomet que les persécutions infligées à leurs coreligionnaires.

 Le Monde – L’Inde, avec un de ses habitants sur six musulman, est le troisième pays musulman du monde pour ce qui est de la population, après l’Indonésie et le Pakistan. Cette considérable minorité est pourtant soumise par le gouvernement de Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014, à une véritable campagne de discrimination, au nom de l’hindutva, l’identification de l’Inde au seul hindouisme.

Le parti du premier ministre, le BJP (Parti du peuple indien), a multiplié les provocations dans les Etats qu’il contrôle, avec défilés d’extrémistes hindous, armés de sabres et de pistolets, et destruction de mosquées au bulldozer. En février 2020, des émeutes, attisées par le BJP, ont fait une cinquantaine de morts dans les quartiers mixtes du nord de New Delhi. A l’automne 2021, l’Etat de l’Assam, dirigé par le BJP, a été le théâtre de nombreuses exactions à l’encontre de la minorité musulmane, accusée de ne pas être indienne, mais d’avoir immigré illégalement depuis le Bangladesh voisin.

 

La complaisance des régimes musulmans

 

Cette exclusion des musulmans de la communauté nationale n’est pas sans rappeler la campagne qui avait sévi à l’encontre des Rohingya, la minorité musulmane de la Birmanie, accusée, elle aussi, de s’être « infiltrée » depuis le Bangladesh, avant d’être massivement expulsée vers ce pays, en 2017, dans le cadre de ce que l’ONU a pu qualifier de « génocide ». La poussée aux extrêmes, encouragée par le BJP, s’est encore accentuée ces dernières semaines, sans aucune réaction notable des dirigeants musulmans du Moyen-Orient, soucieux de préserver leur relation privilégiée avec la puissance indienne.

C’est ainsi que le président turc, Recep Tayyip Erdogann a officiellement visité New Delhi en 2017, accueillant chaleureusement M. Modi en retour, deux ans plus tard. Le premier ministre indien a été reçu avec faste en Egypte en 2020 par le président Abdel Fattah Al-Sissi, et entretient des relations étroites avec ses homologues du Golfe. Il a d’ailleurs tenu, en février dernier, un « sommet virtuel », retransmis sur les télévisions locales, avec Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, devenu depuis le président en titre des Emirats arabes unis, qu’il dirigeait de fait depuis une décennie.

Cette entente cordiale a cependant été mise à mal par des propos sur la vie intime du prophète Mahomet, tenus par une porte-parole du BJP, le 26 mai, durant un débat télévisé. Il a fallu plusieurs jours pour que de telles déclarations, jugées offensantes pour les musulmans, se répandent sur les réseaux sociaux, suscitant des protestations en Inde, prestement réprimées, puis une vague de condamnations dans le monde musulman.

Le Qatar, le Koweït, l’Iran et l’Indonésie ont convoqué l’ambassadeur indien pour dénoncer les propos controversés. L’Arabie saoudite a aussi émis une ferme « condamnation » de telles « insultes ». Le parti d’Erdogan s’est joint au concert de dénonciations, tandis que les Emirats jugeaient de tels propos « contraires aux valeurs humanitaires et aux principes moraux ». C’est pour endiguer cette crise diplomatique que la porte-parole a été suspendue du BJP, en même temps qu’un responsable de la jeunesse du parti, mis également en cause pour des diatribes antimusulmanes.

 

Le précédent ouïgour

 

Le trouble exprimé publiquement par les Emirats arabes unis, troisième partenaire commercial de l’Inde, après les Etats-Unis et la Chine, a convaincu le gouvernement Modi de tenter de calmer l’émotion internationale au plus tôt. Il est vrai que 60 % du pétrole indien provient du Golfe, où travaillent plus de six millions d’expatriés indiens, responsables de la moitié des transferts en devises vers leur pays. Les menaces de boycott des produits indiens, à ce stade symboliques au Qatar et au Koweït, ont dès lors été prises très au sérieux par New Delhi.

A défaut d’excuses publiques, le gouvernement Modi et le BJP ont multiplié les déclarations apaisantes. Ils peuvent néanmoins être surpris par ce soudain accès de fièvre, après des années où la banalisation de la haine et des violences à l’encontre des musulmans indiens n’avait suscité que fort peu de réactions de la part des Etats aujourd’hui mobilisés contre « l’offense » faite au prophète Mahomet.

Modi aurait sans doute dû apprendre de Xi Jinping pour éviter une déconvenue aussi cinglante. Le leader chinois mène depuis de longues années une politique systématique de répression de la minorité musulmane du Xinjiang, avec des centaines de milliers de détenus dans des « camps de rééducation », au point que les Etats-Unis, entre autres, ont pu dénoncer un « génocide » de cette population ouïgoure.

Mais la Chine n’a pas commis l’erreur grossière d’une provocation publique envers l’islam et son prophète, se garantissant ainsi le silence complaisant de la plupart des dirigeants qui se réclament de l’islam. C’est ainsi que le sort des musulmans de Chine, loin de devenir un point de contentieux avec le monde islamique, est désormais lié au bras de fer entre les démocraties occidentales et Pékin.

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Source : Le Monde (Le 12 juin 2022)

 

 

 

 

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