Football : Bouchra Karboubi, la victoire en sifflant

Première femme du monde arabe à arbitrer une finale de compétition professionnelle masculine, la Marocaine a dû surmonter bien des épreuves pour en arriver là.

Le Monde  – Il y a des rêves que même les cartons les plus rouges ne peuvent stopper. Depuis son enfance, Bouchra Karboubi voulait être arbitre de foot ; et Bouchra Karboubi est devenue arbitre de foot. Mais pas n’importe laquelle : le 14 mai, sur le terrain du stade d’Agadir, elle a été, à la veille de ses 35 ans, la première femme du Maroc – et la première du monde arabe – à arbitrer une finale de compétition professionnelle masculine, celle de la Coupe du trône, qui a opposé l’Association sportive des Forces armées royales (AS FAR) au Moghreb Atlético Tétouan (3-0).

En cette fin d’après-midi, la ville de Meknès étouffe sous plus de 40 °C mais Bouchra Karboubi respire. Cinq jours après cette rencontre historique, elle paraît soulagée. « Il fallait montrer que je pouvais réussir en tant qu’arbitre et en tant que femme », explique-t-elle. En arrivant au Taeris Coffee, certains reconnaissent sa silhouette immense et lui posent une énième fois la même question liée à la finale : « Le carton rouge, c’était nécessaire ? » En effet, après la troisième minute – et après avoir été appelée par la VAR (assistance vidéo) –, Bouchra Karboubi n’a pas hésité pas à expulser un attaquant pour un jeu violent. « Avoir le courage de sortir un carton rouge en début de match n’est pas donné à tout le monde, lance-t-elle. Mais il faut protéger les joueurs. »

 

Franche, blagueuse, souriante et sans faux-semblant, Bouchra Karboubi raconte son parcours avec une joie débordante. Le football ? C’est une rencontre. Elle a 11 ans et une copine lui propose de venir jouer un match. Elle n’est pas attirée par ce sport, mais quand elle rentre sur le terrain, c’est le coup de foudre. « Le foot m’a pris ce jour-là, se souvient-elle. L’ambiance, l’esprit d’équipe, j’ai tout aimé. J’ai même oublié mes soucis. » Des soucis à 11 ans ? « Mes frères [elle en a trois et une sœur] étaient très durs avec moi. » Ils ont voulu, explique-t-elle, jouer le rôle du père, qui travaille alors en France comme ouvrier et ne rentre qu’une ou deux fois par an au pays.

« Je me cachais pour jouer »

Bouchra Karboubi est née à Taza (nord-est), non loin des montagnes du Rif. « Là-bas, les mentalités sont compliquées. A mon époque, les filles ne devaient pas sortir : c’était l’école et la maison. » Le début de « l’injustice », comme elle dit. Elle fait du karaté, mais ses frères lui demandent de pratiquer une discipline pour filles. « Je suis allée vers le sport le plus masculin : le foot, et attaquante de surcroît ! », rigole-t-elle. Son choix n’est pas sans représailles : l’un de ses frangins la frappe à chaque fois qu’il apprend qu’elle continue de taper dans un ballon. « J’ai souffert. Alors je me cachais pour jouer. C’est ma mère qui me couvrait. A chaque match, à chaque entraînement, elle venait avec moi en prétextant une sortie. Le foot, c’est une révolte. »

Trois ans plus tard, en 2001, une école d’arbitrage ouvre à Taza et « les responsables cherchaient des filles », se souvient-elle : « Et pourquoi pas ? En tant que joueuse, j’avais très peu de matchs. Je m’étais dit que courir pour jouer ou pour siffler, l’essentiel était d’être sur le terrain. » Très rapidement, elle se passionne pour les lois du football et commence par être arbitre de touche chez les garçons (minimes, cadets). Lors de son premier match, on se moque d’elle : « Je ne savais pas que je devais rester sur un demi-terrain, je courais sur toute la longueur ! », se remémore-t-elle dans un éclat de rire. Dans les rencontres suivantes qu’elle supervise, on raille la jeune fille en short : « Va à la cuisine ! »

 

Même pour arbitrer, elle continue de se cacher de ses aînés. « Chaque jeudi, j’avais une réunion d’arbitrage et ma mère venait avec moi, toujours pour me couvrir. » Les représailles ne cessent pas. « Des amis de mon grand frère lui disent qu’ils m’ont vu faire l’arbitre », raconte-t-elle. Un jour, il fouille dans ses affaires, trouve un drapeau, qu’il déchire, et lui casse le nez : la cicatrice est toujours visible. « Il avait peur pour moi, que je sorte avec des garçons, avance-t-elle. Ma génération a fait des études, plus que nos mères. On a de la volonté. Le foot, c’est une révolution. »

Tout va se calmer en 2007, année de ses 20 ans et de sa nomination comme arbitre nationale, qui coïncide avec le lancement officiel du championnat marocain de foot féminin. Ses frères comprennent que « c’est du sérieux » et son père prend sa défense. « Ils s’excuseront », dit-elle. Désormais tranquille, elle continue alors son ascension dans le monde des sifflets. Entre les matchs, elle étudie pour devenir inspectrice de police judiciaire et s’installe à Meknès. « Depuis enfant, je n’ai jamais aimé l’injustice », rappelle-t-elle. Et c’est sur un terrain qu’elle rencontre son futur époux, un arbitre assistant.

Objectif Coupe du monde

En 2014, Bouchra Karboubi veut progresser et trouve le foot féminin encore trop limité, trop amateur. Et pourquoi ne pas arbitrer dans les championnats masculins, où le jeu est plus intense ? Pour cela, il faut passer le test physique réservé aux hommes : 20 accélérations sur 150 mètres, avec entre chaque course 50 mètres de récupération. « Chez moi, il n’y a pas d’impossible, tout est possible, lance-t-elle. Tout le monde a été surpris, personne n’y avait cru. »

Deux ans plus tard, elle devient arbitre internationale (élite A en Afrique) et « tombe enceinte », raconte-t-elle. En septembre 2017, trois mois après avoir donné naissance à une fille, il lui faut valider de nouveau le test physique pour rester dans la même catégorie. « J’ai accouché par césarienne, il fallait que j’attende quarante jours avant de reprendre l’entraînement. Le jour du test, je courais et je pleurais, je sentais ma cicatrice. J’ai cru que j’allais mourir. » Malgré les douleurs, elle réussit l’épreuve.

 

Commencent pour elle des voyages sur le continent pour arbitrer différentes compétitions internationales. En février, elle a été chargée avec d’autres Marocains de la VAR lors de la finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) entre le Sénégal et l’Egypte, au Cameroun. Son but : être sélectionnée pour le Mondial féminin 2023, organisé en Australie et en Nouvelle-Zélande, et pourquoi pas en 2026 pour la Coupe du monde masculine en Amérique du Nord.

Sur la pelouse du stade Olembé, à Yaoundé, l’arbitre Bouchra Karboubi se prend en photo avec Sadio Mané, qui vient de remporter avec le Sénégal la finale de la Coupe d’Afrique des nations, le 6 février 2022.

En 2020, elle a été la première femme à diriger un match de première division du championnat masculin au Maroc (le Botola Pro1). Pour cela, elle remercie sa fédération d’avoir fait de la « discrimination positive » et d’elle un « symbole » pour attirer les filles sur les pelouses. Et sa mère, qui a pleuré le jour de la finale de la Coupe du trône, lorsqu’elle a vu sa fille à la télé.

« Elle est sévère et juste »

« Bouchra est très gentille et sensible, mais sur le terrain elle est sévère et juste », note son ami Abdelkader Harhari, 32 ans, arbitre assistant. « Les joueurs me disent que je n’ai pas de cœur. Des gens m’affirment aussi que je suis meilleure que des hommes, relate Bouchra Karboubi. L’arbitrage m’a appris la patience, le courage d’avoir une forte personnalité, de ne pas être influencée par les autres et le choix des décisions. J’aime trop ce sport, comme un fumeur qui ne pourrait pas arrêter. »

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Source : Le Monde 

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