« Xinjiang Police Files » : révélations sur la machine répressive chinoise contre les Ouïgours

 

« Si les élèves n’écoutent pas les consignes, les policiers armés peuvent effectuer des tirs de semonce. Si les élèves ne cèdent pas à la dissuasion, s’ils continuent de faire monter la tension, tentent de s’échapper ou de s’emparer des armes des agents, ceux-ci les tueront. » Ainsi va la discipline dans un « centre de formation professionnelle » réservé aux minorités musulmanes, à Shufu, dans la « région autonome ouïgoure » du Xinjiang, en Chine.

Datée de 2018, cette « instruction pour éliminer toute perturbation et tentative d’évasion pendant les cours » est extraite d’un lot piraté de quelque 100 000 documents de police, dont une grande part est consacrée à la « transformation éducative » (jiaoyu zhuanhua) des Ouïgours – soit leur enfermement de masse à visée de « rééducation », au sens du Parti communiste chinois (PCC).

Photo satellite du 15 janvier 2022 (Maxar). Nouveau centre d’éducation et de formation professionnelle du district de Shufu. Des extensions récentes sont visibles.

Publiés le 24 mai, ces « Xinjiang Police Files » ont été livrés à l’anthropologue allemand Adrian Zenz par une source qui n’a rien exigé en retour, et ont été vérifiés hors de Chine par un groupe de quatorze médias internationaux. Ils apportent, après plusieurs séries de révélations publiées depuis 2019 par ce même chercheur et des ONG, un nouvel éclairage décisif sur la répression organisée par Pékin dans la région.

Les documents – plusieurs milliers de fichiers informatiques de 2000 à 2018, 452 registres contenant plus de 20 000 noms de Ouïgours arrêtés, d’innombrables instructions, briefings et rapports de travail des policiers – sont extraits des ordinateurs du bureau de la sécurité publique (BSP) de deux districts, Konasheher – Shufu en mandarin –, dans la préfecture de Kachgar, et Tekes, dans celle d’Ili. Souvent rédigés dans un langage très bureaucratique et abstrait, les documents décrivent, de l’intérieur, l’organisation armée et coercitive des nouveaux camps dits de « formation professionnelle », ainsi que le déploiement des forces de police sur le terrain. Soit la mise en œuvre concrète de l’appareil sécuritaire destiné à « stabiliser » le Xinjiang, que le PCC dit menacé par les « séparatistes » musulmans.

« Les fichiers internes de Konasheher contiennent les informations personnelles de 286 000 habitants du district, indiquant qu’entre 12,1 % et 12,5 % des adultes des minorités ethniques subissent en 2018 une forme d’internement, en rééducation, en détention ou en prison », établit ainsi M. Zenz, qui publie ses recherches dans le Journal of the European Association for Chinese Studies. Le nouveau « centre de formation professionnelle » (CFP) de Konasheher détient, alors, 8 000 personnes – dont un registre fournit également toutes les données personnelles. Ce taux de détention considérable dépasse ceux du stalinisme. Et « il est 64 fois plus élevé que le taux d’emprisonnement national de la Chine », tel que figurant en 2021 dans les données pénitentiaires pour l’Asie de Leander Von Kameke, écrit Adrian Zenz.

En outre, pour la première fois sont publiées quelque 5 000 photos de Ouïgours fichés, âgés de 3 à 94 ans, pour beaucoup des paysans, prises au poste de police ou au centre de rééducation entre janvier et juillet 2018, à Konasheher. Parmi elles, 2 884 internés ont pu être authentifiés avec certitude. Le plus jeune a 15 ans, le plus vieux 73 ans. Faute de savoir si ces personnes sont libres ou non aujourd’hui, et par souci de leur protection, Le Monde a choisi de ne pas révéler leur identité en floutant leur image.

« Sécurité absolue »

Abdurahman Hassan, un entrepreneur, pensait que sa femme Turnisa, 22 ans, était morte après quatre mois de camp en 2017. La BBC a pu vérifier auprès de lui qu’elle avait été prise en photo au poste de police le 23 février 2018, après avoir été condamnée à seize ans de détention pour « rassemblement de nature à troubler l’ordre social », un motif très souvent invoqué dans les registres de la sécurité publique. « La photo montre qu’elle a dû subir une humiliation, a confié le mari à la chaîne britannique. J’ai, de manière répétée, entendu de la part des services de renseignement chinois qu’elle était décédée. Ils ne voulaient pas que le monde connaisse la vraie nature des camps, c’est pour cela qu’ils m’ont dit qu’elle était morte plutôt que de me dire la vérité. Je pense aussi qu’ils voulaient me briser psychologiquement, pour que j’arrête de la chercher. »

Urumqi, le 15 juin 2018. Chen Quanguo, le secrétaire du parti pour le Xinjiang, prononce devant ses cadres un discours dont la transcription, exceptionnelle, est édifiante. M. Chen rappelle le but à atteindre, sans possibilité d’échouer : « la sécurité absolue des prisons, centres de détention et centres de formation professionnelle ». En 2017, il avait à ce titre ordonné aux policiers de tuer quiconque tenterait de s’échapper ou de se rebeller. Il décline sa tâche de gouverneur en « 4 + 2 » objectifs, dont celui-ci : « détenir ceux qui devraient l’être, cela veut dire détenir quiconque pose un danger imminent pour la société ».

Des milliers de cadres du PCC, évalués selon un barème abscons en 150 points, sont lancés dans l’application du « 4 + 2 ». En 2018, beaucoup reste à faire pour consolider le système d’enfermement, selon les documents révélés par Adrian Zenz. Dans le district de Shufu, le nouveau chef du BSP chargé de la rééducation, Memetsalijan Seley, déclare que les indépendantistes ouïgours sont des « salauds » et des « traîtres ». C’est sous sa supervision que se met en place la nouvelle « brigade de police de l’éducation et de la formation ». Trois cadres policiers sont à l’œuvre : Gu Wei, chef adjoint de la brigade, Esken Tash, son instructeur adjoint, et Li Long, capitaine adjoint. Ils doivent « tout organiser et garder le secret sur le camp ».

M. Chen vante la « nouvelle approche » des CFP, destinés selon lui aux « victimes » de la religion. Elles y apprendront le mandarin, recevront une formation professionnelle et subiront une déradicalisation, affirme-t-il. Son obsession sécuritaire aboutit en réalité à les traiter comme les criminels les plus durs, illustrent les « Xinjiang Police Files ». Le plan de mise en œuvre de la préfecture d’Ili, daté du 31 août 2017, souligne que le menottage et la pose des cagoules ne doivent souffrir d’aucun laxisme – des pratiques confirmées notamment par Omar Bekali, un rescapé ouïgour récemment venu témoigner devant l’Assemblée nationale à Paris.

En 2021, un agent à la retraite, Wang Leizhan, avait affirmé devant le « Tribunal ouïgour », un groupe d’avocats et d’experts des droits humains réunis à Londres, que 150 000 policiers avaient été recrutés en vue d’accompagner la montée en puissance de l’appareil de coercition au Xinjiang. Telles que décrites dans une fiche sur « les nouvelles fonctions du poste de police du CFP de Shufu », les tâches de ces agents sont vastes, au service du « 4 + 2 » : « assurer la sécurité des étudiants entre les classes, converser avec eux en faisant preuve de psychologie, surveiller leur hygiène personnelle (douche, coupe des cheveux, rasage), faire des rondes, surveiller les chambres et les couloirs, assister les enseignants dans leur travail, assister les responsables d’étages, assister le personnel lors des visites médicales et des prélèvements biologiques… » Ce dernier point n’est pas précisé dans le document que Le Monde a décrypté, mais, ces dernières années, des témoignages de réfugiés ouïgours ont fait état de prélèvements réguliers d’ADN et de sang.

Les centres, bâtis sur quatre étages, sont encadrés avec un ratio d’environ un policier pour dix détenus, selon ces nouvelles informations. Ils possèdent une unité policière par étage, mêlant des agents des minorités ethniques avec des Han, l’ethnie majoritaire, et des sections spécialisées dans le renseignement. Au CFP de Shufu, une instruction précise que l’équipe d’intervention, munie de boucliers, matraques et menottes, peut aider celle présente dans les salles de classe. Les armes à feu, elles, sont réservées aux Han. Un arsenal leur est distribué : fusils d’assaut QBZ-95 avec baïonnette, armes de poing, pistolets antiémeutes ou encore fusils de sniper QBU-88 et mitrailleuses QBB-95 pour les postes de garde extérieurs.

Le BSP se réjouit du fait que « le centre est absolument sûr », car il est appuyé par « les cinq postes de police du canton, le A, le B, le C, le D et le commissariat central SF30 », comprenant dix chefs et dix sous-chefs. Le maillage territorial des postes de proximité se veut très serré – un tous les 300 mètres à 500 mètres. En cas d’urgence, leurs forces doivent pouvoir intervenir dans la minute, les renforts en trois minutes.

Parmi les fichiers piratés, de nombreux documents PowerPoint détaillent les tactiques policières à employer – utilisation des menottes, gestion des armes à feu, méthode pour constituer un gigantesque fichier des détenus, façon de prendre les photos d’identité en plaçant prisonnier et matériel au centimètre près dans la pièce – grâce aux explications de l’entreprise fournissant l’équipement, Urumqi Tianyao Weiye Information Technology Service. Les fiches d’entraînement du comté de Shufu préparent les nouvelles recrues à tous les scénarios d’urgence possibles – violence d’un visiteur à l’entrée du poste de police, mouvements dans l’enceinte des centres fermés, évasions. Destinés à s’entraîner « au plus près du combat réel » pour « l’élimination » des problèmes, les exercices s’achèvent toujours par la mort des assaillants concernés. Immanquablement, l’incident se clôt par l’intervention de « l’équipe 119 », celle chargée de « nettoyer les lieux ».

Centre de détention de Tekes, le 14 février 2018. Rassemblement des différentes unités de police dans le cadre d’un exercice anti-évasion : unité d’intervention (casquée), police des étages (casquette), gardes extérieurs (treillis).

En 2018, les unités de police ne sont pas rodées, et les comptes rendus identifient encore « des lacunes ». « Notre personnel est de mauvaise qualité psychologique, pas assez calme et un peu nerveux, il faudrait renforcer la formation psychologique », relève le rapport du 1er septembre 2018 du poste de police de Wukuzak, en référence à la gestion, par sept agents, d’une fausse explosion dans la salle d’enregistrement des familles. « Le gardien de la porte extérieure n’a pas réagi immédiatement au danger », stipule avec regret une fiche du 17 septembre sur une simulation d’attaque, quand d’autres exercices ont trouvé un veilleur « assoupi » ou un personnel « paralysé » face aux « voyous ».

La qualité des policiers reste au cœur des préoccupations, car, comme le rappelle le « plan antiperturbation » du centre numéro 1 de Tekes, il faut « empêcher strictement la survenue d’incidents de masse, tels que des troubles étudiants, des évasions, des émeutes », et « maintenir la stabilité des centres d’enseignement et de formation », afin d’« améliorer l’efficacité du combat » mené. Le jeune Wang Ruilei, lui, n’était pas à la hauteur : affecté en avril 2018 à la surveillance du bâtiment A du centre de Shufu, cet agent de 23 ans, originaire de la province du Shanxi, dans le nord-est de la Chine, s’est vu accusé de manquer de discipline. Non seulement il s’est assoupi pendant l’heure du déjeuner, mais il a commandé un plat traditionnel ouïgour à la place du menu de la cantine, qui ne lui plaisait pas, et l’a dégusté en occultant la vidéo-surveillance. Dans sa décision du 16 juillet, le comité du parti déclare Wang inapte au service.

Centre de détention de Tekes, séance de rééducation de prisonniers. Au mur, un panneau : « Centre de détention de Tekes, Ili, Xinjiang »
Centre de détention de Tekes, le 28 septembre 2017. Des prisonniers sont contraints d’écouter un discours de Nurlan Abumalin, le gouverneur de la préfecture autonome kazakh d’Ili, au Xinjiang.

Le contrôle des « stagiaires » doit être particulièrement strict sur ceux qui afficheraient certains comportements, détaillés dans des instructions spécifiques. Seront punis, comme dans toute prison qui se respecte, ceux qui « forment des gangs et organisent des bagarres », « tentent d’organiser les détenus en vue d’une évasion ou d’une grève de la faim collective », « perturbent l’ordre ». Le fait de « stocker des livres religieux, de se livrer à des activités religieuses ou de manipuler d’autres personnes pour [qu’elles s’y livrent] » est, sans surprise, lui aussi sanctionné – par un mois d’isolement, deux en cas de récidive.

Le minutieux « plan de sécurité » du 8 octobre 2018, destiné au « transfert de 505 étudiants, depuis le CFP de la ville industrielle de Shufu vers l’école du parti » du district (un autre centre de rééducation), illustre cette débauche sécuritaire. Les policiers ont finalement pour ordre de « préparer 430 paires de menottes, chaînes et cagoules ». « Tous les transférés doivent porter des menottes dans le dos, un couvre-chef et des entraves aux pieds pour les empêcher de s’échapper, de s’automutiler ou de blesser les autres », est-il précisé.

Sous la direction de Gu Wei, le patron de la brigade de l’éducation en personne, et de son adjoint Erken Tash, « un groupe pilote pour la sécurité » a été constitué. Il comprend le chef du commissariat central, Ilshati Ilham, et « toute la police, la police spéciale, les services spéciaux et la police auxiliaire de l’unité de sécurité du CFP ». Chaque élève doit être accompagné d’au moins deux agents de sécurité. On mobilisera ce jour-là cinq véhicules, pour transférer, en deux temps, un total de « 300 stagiaires » hommes et « 130 stagiaires » femmes. Les convois emprunteront la route nationale 314 vers Shufu, ouverte par la police. Le dortoir et les trois bâtiments concernés « devront être prêts avant 16 heures ».

Des familles entières internées

Les mêmes obsessions sécuritaires encadrent les visites médicales et la prise des repas. Il convient officiellement que les étudiants détenus « mangent suffisamment, cuit, chaud, et selon les normes d’hygiène », ordonne une note destinée aux cadres du centre de Shufu, consacrée à la gestion de la cantine. La police interne doit même veiller « à respecter les us et coutumes des minorités ethniques », une des rares évocations de la présence des Ouïgours dans les camps. Mais, depuis 2019, des témoins, là encore, ont fait état de privations et de mauvais traitements.

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Les médias ayant participé aux révélations des « Xinjiang Police Files » sont Aftenposten, Bayerischer Rundfunk/ARD, BBC News, Dagens Nyheter, Der Spiegel, El Pais, L’Espresso, Mainichi Shimbun, Le Monde, NHK World, Politiken, USA Today, YLE ainsi que le Consortium international des journalistes d’investigation.

Source : Le Monde

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