
– Ces images sont granuleuses, de mauvaise qualité, mais dévastatrices pour l’armée israélienne. Le corps de Shireen Abu Akleh gît inanimé au pied d’un arbre, mercredi 11 mai, à l’entrée d’une ruelle du camp de réfugiés de Jénine. Sa consœur, la journaliste Shaza Hanaysheh, puis un jeune homme du camp, tentent de porter secours à cette figure de la profession en Cisjordanie, vedette de la chaîne panarabe Al-Jazira. Tous deux se ravisent à plusieurs reprises, craignant des tirs qui claquent, ponctuels, réguliers, sans rafales.
Selon Mme Hanaysheh, leur groupe a été pris pour cible par des soldats israéliens, alors que ceux-ci menaient un raid dans le camp de réfugiés de Jénine (nord). « Il n’y avait pas de combattants là où nous nous trouvions, aucun (…). Ils nous ont tiré dessus directement et délibérément », affirme un producteur d’Al-Jazira, Ali Al-Samodi, qui a été, lui, touché sans gravité par une balle.
L’armée israélienne succombe alors à son travers usuel : elle n’envisage explicitement qu’un seul scénario, « la possibilité que les journalistes aient été touchés par des tireurs palestiniens ». A la radio militaire, un porte-parole va jusqu’à assimiler Mme Abu Akleh à une combattante ennemie, qui « filmait et travaillait pour un média parmi des Palestiniens armés. Ils sont armés avec des caméras, si vous me permettez de le dire. »
Accusations convergentes
L’armée israélienne, qui tente depuis le 22 mars d’endiguer une vague d’attentats ayant fait 18 morts en Israël, diffuse une vidéo tournée par des Palestiniens. Un combattant tire dans une ruelle, en rafales hasardeuses. Un homme crie qu’un soldat israélien gît au sol. Cela suffit au bureau du premier ministre, Naftali Bennett, pour estimer « possible » que cette victime soit la journaliste, l’armée n’ayant déploré ce matin-là aucune perte. La diplomatie israélienne diffuse ce raisonnement. Le gouvernement aurait dû savoir que les coordonnées GPS des images ne correspondent pas : ces tirs sont filmés à quelque 300 mètres de distance du lieu où Shireen Abu Akleh a été tuée, précise l’organisation de défense des droits humains B’Tselem.
Mais à cette heure, le bureau de M. Bennett ne se préoccupe pas d’exprimer une vérité assurée, ce qui aurait nécessité du temps et de l’humilité. Ce qui compte, c’est que ces images instillent le doute. Elles entretiennent une autre version des faits, qui s’oppose aux accusations convergentes des confrères de Shireen Abu Akleh. C’est un pauvre mensonge par omission, à mèche courte, valable pour quelques heures à peine.
Ce discours officiel, une large part de la presse israélienne l’a accompagné et devancé. Mercredi, l’un des membres les plus en vue de la corporation, Ben Caspit, ferraillait avec le député arabe israélien Ahmad Tibi, en opposant « son » armée israélienne à « vos » témoins palestiniens, parole contre parole. Jeudi matin, le grand quotidien Yediot Aharonot analysait les dommages portés à l’image d’Israël, la qualité de la campagne de relations publiques menée par les ministres au fil du jour.
Au-delà du meurtre de Mme Abu Akleh, dont l’auteur n’est pas formellement identifié à ce jour, ce qui se joue ici, c’est la difficulté qu’ont les Israéliens à affronter leur responsabilité d’occupants et les crimes qui l’accompagnent. Parce que Israël, puissance dominante, a intérêt à renvoyer dos à dos deux narratifs insolubles l’un dans l’autre, et à demeurer ainsi dans la confusion.
Cela n’a rien de neuf. En 2014, la presse locale avait répercuté sans distance les théories du soupçon diffusées par l’Etat, après la mort de deux adolescents palestiniens à Beitunia, tués par des soldats. Mais cette tendance s’aggrave, alors que l’occupation des territoires palestiniens, censée être temporaire depuis leur conquête, en 1967, ne se discute quasiment plus en Israël. Elle devient un environnement naturel, évident, invisible comme l’air que chacun respire. Lorsque sa violence se manifeste, elle paraît incompréhensible.
Une enquête « transparente »
En fin de journée mercredi, l’armée a changé de discours. « Nous essayons de comprendre exactement ce qu’il s’est passé », a déclaré le ministre de la défense, Benny Gantz, sans privilégier une piste plutôt que l’autre. Washington a demandé une enquête « transparente », conjointe entre Israéliens et Palestiniens. Shireen Abu Akleh est aussi citoyenne américaine. Selon un légiste palestinien, la journaliste a été atteinte « à grande vitesse » à la tête. M. Gantz a demandé à l’Autorité palestinienne de transmettre la balle, ce que les autorités de Ramallah ont refusé de faire.
Selon le quotidien israélien Haaretz, l’armée estime que Mme Abu Akleh a été tuée par une balle de calibre 5.56, tirée par un fusil M16 à quelque 150 mètres de distance. Des soldats ont bien fait feu vers le nord de leur position, où se trouvait Mme Abu Akleh, mais il faudra examiner les armes une à une. Le M16 est un fusil également utilisé par les factions armées palestiniennes de Jénine. Cette enquête permettra-t-elle de faire la lumière sur cette tragédie ? Les procédures internes de l’armée tendent à protéger systématiquement les soldats. L’organisation B’Tselem a cessé de collaborer avec la justice militaire, qui a autorité en Cisjordanie : elle y voit une entreprise de blanchiment.
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