
Le Monde – Tels des pèlerins, les visiteurs défilent solennellement devant le palais de l’Elysée. Leur air de recueillement a peu à voir avec les préparatifs en cours pour la cérémonie d’investiture d’Emmanuel Macron prévue le lendemain, samedi 7 mai. Car le symbole du pouvoir français porte aussi la mémoire de la traite et de l’esclavage. « C’est grâce à la fortune d’un armateur négrier que ce bâtiment a vu le jour », lance Karfa Diallo, la verve amplifiée par une petite sono qui pend à son cou. Le militant franco-sénégalais fait référence à Antoine Crozat, armateur toulousain considéré comme l’homme le plus riche de France au XVIIIe siècle grâce à sa fortune bâtie sur la traite négrière ; c’est lui qui a financé l’édifice.
Sous un soleil radieux, Karfa Diallo joue, pour une vingtaine de personnes ce jour-là, le gardien de la mémoire. Il débusque, à travers le VIIe arrondissement de Paris, les vestiges de la traite et de l’esclavage à travers des lieux historiques. « Je suis bouleversée par ce que j’apprends », confie, carnet de notes à la main, Nathalie Lourel, née d’un père béninois et d’une mère martiniquaise, venue accompagnée de son grand fils : « Je vis à Paris depuis trente-cinq ans et j’ignorais tant de choses ! »
En ce jour de mai, Karfa Diallo inaugure son cinquième parcours mémoriel en France. Depuis 2012, il a dupliqué ses « pèlerinages » à Bordeaux, Le Havre, La Rochelle, Bayonne. A Paris, la visite débute au pied de la statue de Thomas Jefferson, qui donne sur la passerelle Léopold-Sédar-Senghor et la promenade Edouard-Glissant, et s’achève deux heures plus tard devant la sculpture du général de Gaulle, sur l’avenue des Champs-Elysées. « C’est scandaleux que Paris, capitale de l’empire esclavagiste français, ne s’intéresse pas aux traces de cette histoire alors qu’elle est incrustée dans sa chair. C’est dans cette ville qu’a été organisé pendant des siècles ce crime contre l’humanité. Et ces traces sont toujours là », explique le fondateur de l’association Mémoires & Partages.
Tous les coups d’éclat sont permis
Karfa Diallo, 51 ans, lunettes rondes et éternel fédora sur la tête, se dit en « mission » depuis son arrivée à Bordeaux, il y a vingt-sept ans. Inscrit à Sciences Po, ce fils de Thiaroye, banlieue populaire de Dakar, décrit une « colère ». « J’enrageais car le premier port colonial français, qui a prospéré sur ce commerce ignoble, n’affichait aucun hommage à ceux qu’il a exploités », explique-t-il à une terrasse de café, place de la Victoire.
Né d’un père tirailleur engagé en Algérie, le jeune homme se fait rapidement un nom dans le milieu associatif afro-caribéen bordelais alors en plein essor. En 1998, alors que la France célèbre les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, il fonde l’association DiverCités. Cette année-là, à Paris, 40 000 personnes défilent pour honorer la mémoire des victimes de l’esclavage, contribuant ainsi à l’adoption de la loi Taubira, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité.
Rompu aux débats étudiants – héritage de ses années de droit à la bouillante université de Dakar –, Karfa Diallo s’échine à secouer la quiétude bourgeoise de sa ville d’adoption. Pour cela, tous les coups d’éclat sont permis. Il tapisse les murs de la ville d’affiches au slogan cash : « Bordeaux, assume ton passé négrier ! », organise des manifestations, multiplie les courriers au cabinet du maire de l’époque, Alain Juppé. Candidat aux élections municipales de 2001, il parvient à réunir 4 % des voix, rappelle-t-il, pas peu fier.
Mais à Bordeaux, nombreux sont ceux qui émettent de vives critiques contre le militant. Certains doutent de sa sincérité et l’accusent de faire de la mémoire un fonds de commerce. « Il a bâti sa carrière sur le sentiment de culpabilité ressenti par certains Blancs vis-à-vis de cette histoire », dénonce Rafael Lucas, militant associatif de longue date au sein du Comité Toussaint-Louverture et chercheur à l’université de Bordeaux : « Il est illégitime. A-t-il déjà écrit un article scientifique ? Il est dans l’émotion, loin de l’information et des faits, et invisibilise le travail d’autres acteurs associatifs. »
Karfa Diallo préfère exhiber les avancées obtenues grâce à son militantisme, comme l’installation en 2006 sur le quai des Chartrons d’une première plaque en mémoire des Africains déportés et l’ouverture de quatre salles consacrées à l’histoire de la traite et de l’esclavage au sein du musée d’Aquitaine. Sa plus grande victoire reste l’installation de plaques explicatives dans cinq rues portant des noms de négriers. La mention que la traite et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité y sera bientôt ajoutée.
« Il ne faut pas déboulonner les statues »
Mais sa démarche embarrasse certains descendants de grandes familles bordelaises, à l’image d’Axelle Balguerie. Issue d’une lignée de négociants bordelais dont le nom est associé à tort à la traite, elle craint le risque d’anachronisme. « Bien entendu, c’est un crime contre l’humanité. Mais dire que ces personnes sont des criminels, c’est une erreur, car à l’époque elles répondaient à des demandes de l’Etat », affirme-t-elle, tout en reconnaissant le travail « indispensable » porté par Karfa Diallo, avec qui elle a collaboré dans le passé.
La question de la mémoire de la traite et de l’esclavage n’a reçu que peu d’écho auprès des vieilles familles descendantes de négriers. Alors que le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) leur réclamait réparation en 2015, Karfa Diallo s’y oppose. « On ne peut pas demander aux gens d’aujourd’hui de payer pour les crimes de leurs ancêtres. Il ne faut pas non plus déboulonner les statues, car ce serait effacer la preuve du crime. Elles sont nécessaires pour faire un travail pédagogique, sinon on oubliera. Après la seconde guerre mondiale, les rues potant le nom de collabos ont été rebaptisées ; aujourd’hui, l’extrême droite fait plus de 40 % », alerte-t-il.
Grand admirateur de Césaire et Senghor, le militant compte des soutiens à l’extrême gauche bordelaise et chez certains historiens comme Pap Ndiaye, qui voit en lui un passeur. « Son travail indispensable ne s’oppose pas à celui des historiens. Il faut des militants de la mémoire pour que les livres d’histoire soient lus », estime le directeur du palais de la Porte dorée, à Paris, spécialiste de l’histoire des Noirs de France. La journaliste Rokhaya Diallo, elle, loue un « précurseur » : « En France, nous avons grandi avec un sentiment de distance vis-à-vis de l’esclavage, comme si cette histoire n’appartenait qu’aux Etats-Unis. Karfa Diallo ramène cette histoire en France en l’ancrant dans le territoire. »
Depuis dix ans, les parcours mémoriels ont attiré des milliers de visiteurs, selon l’association. Ils sont retraités, enseignants désarmés face à un sujet difficile, élèves du secondaire et, depuis la parution d’un article dans le New York Times, touristes afro-américains. « Ces parcours, c’est une révolution silencieuse. Car marcher ensemble, d’un même corps, crée une communion et un partage. Nous sommes tous descendants d’Africains et partager cette histoire difficile est thérapeutique », explique Karfa Diallo. « C’est un travail d’éducation populaire », abonde Patrick Serres, ancien cheminot et président de l’association Mémoires & Partages : « Dans ces parcours, le visiteur ne se sent ni victime, ni coupable, et pourtant on évoque aussi les conséquences sur nos sociétés, comme le racisme. »
« Il est toujours dans la provocation »
Karfa Diallo voudrait étendre son combat au continent africain. Depuis des années, il mène une fronde contre les Etats afin qu’ils reconnaissent la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Seul le Sénégal a franchi le pas, en 2010, après une campagne de son association au cours de laquelle il a accusé des figures historiques locales d’avoir été des esclavagistes.
Là-bas comme ici, la méthode Karfa Diallo suscite l’agacement. Cet homme sec s’est fait une spécialité de perturber les cérémonies officielles pour faire entendre son combat. Il a ainsi organisé un contre-sommet Afrique-France en juin 2020 et a profité du sommet du G7 de Biarritz, en 2019, pour réclamer le changement de nom du quartier de la gare : La Négresse. Son interpellation musclée s’était achevée par une garde à vue et une plainte pour « rébellion » envers les forces de l’ordre. Le militant a finalement été relaxé en janvier 2021. Lui-même a porté plainte pour « violences policières ».
« Il est toujours à la limite de la délinquance, toujours dans la provocation. Mais il faut reconnaître qu’il a fait bouger les lignes à Bordeaux », reconnaît Pierre de Gaétan Njikam, ancien adjoint d’Alain Juppé avec qui Karfa Diallo cultive des relations exécrables.
Source : Le Monde
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