Ukraine : l’inavouable euphorie de Washington vis-à-vis de Moscou

Les Etats-Unis réfutent toute idée de cobelligérance, mais se sont engagés sans réserve dans le soutien à Kiev, qu’il soit financier, militaire ou dans le domaine du renseignement. Et se prennent à rêver d’un affaiblissement durable de Moscou.

Le Monde – Faire la guerre par parrainage, sans perdre de soldats, n’est pas dénué de risques. L’engagement des Etats-Unis derrière l’Ukraine est désormais bien établi. Le déplacement surprise dans ce pays, dimanche 8 mai, de Jill Biden l’a illustré de façon symbolique.

L’épouse du président américain a rencontré celle de Volodymyr Zelensky, Olena Zelenska, dans la ville d’Oujhorod, près de la frontière slovaque. Mais, derrière les gestes politiques et les annonces régulières de nouvelles livraisons d’équipements militaires par Washington, il existe aussi une guerre invisible. Le grand public ne connaît pas l’ampleur du partage de renseignements avec l’Ukraine. Depuis plusieurs mois, grâce à ses capacités technologiques, le Pentagone a contribué à protéger les forces ukrainiennes des tirs adverses et les a aidées à mieux cibler les positions russes.

De là à parler d’implication directe dans les attaques contre la Russie ? Washington réfute toute idée de cobelligérance. Toutefois, les distinctions deviennent plus floues, lorsqu’on passe de la théorie à la pratique. Le Moskva, navire amiral de la flotte russe, aurait-il pris l’eau sans renseignements américains ? Le tir d’un missile Neptune a certes été déclenché par les Ukrainiens, infligeant une humiliation à l’armée russe. Mais le 6 mai, le Washington Post a affirmé que ce succès n’aurait pas été possible sans la contribution préalable des Etats-Unis. De quelle nature ? Brouillard volontaire.

« L’Ukraine combine les informations que nous et d’autres fournissons avec le renseignement qu’elle rassemble elle-même, et ils prennent leurs propres décisions », a expliqué le porte-parole du département de la défense, John Kirby. Ce dernier répondait, le 5 mai, à une autre révélation du New York Times. Selon le quotidien, l’armée américaine aurait permis de localiser et de tuer une douzaine de généraux russes. Un chiffre spectaculaire. A Washington, le Conseil de sécurité nationale a fait savoir que la présentation du New York Times était « irresponsable » et trompeuse. Les Etats-Unis ne fourniraient aucune information sur les déplacements de hauts gradés russes.

 

Le zèle parfois surprenant de Joe Biden

 

Cette succession de révélations ne fait pas l’unanimité et risque d’accentuer l’exaspération russe. Joe Biden a même dû rappeler à l’ordre les responsables des services concernés et de l’armée. Coordonnée ou spontanée, elle trahit l’inavouable euphorie qui a saisi une partie du « blob », surnom donné au petit cercle des experts en politique étrangère, aux vues consensuelles, au-delà des lignes partisanes. La guerre déclenchée en Ukraine par la Russie le 24 février est d’une grande clarté morale, avec un agresseur et un agressé. Mais ce contexte et la surenchère de livraisons d’équipements militaires à Kiev (3,7 milliards de dollars) n’effacent pas les interrogations sur la stratégie américaine.

 

« Aider l’Ukraine à se défendre » est un slogan aux multiples développements potentiels. Ce qui semblait encore impossible il y a deux mois ne l’est plus. L’armée américaine a organisé, en Allemagne, des sessions de formation pour près de 200 soldats ukrainiens, afin de les initier à l’usage des canons d’artillerie M-777 howitzer. Une centaine de ces pièces, avec leurs munitions de 155 millimètres, ont déjà été envoyées en Ukraine pour participer à la bataille du Donbass.

Cette évolution se retrouve sur le plan rhétorique. Joe Biden a fait preuve d’un zèle parfois surprenant, entre conviction personnelle et improvisation. Lors de sa visite à Varsovie, le 26 mars, il a estimé que Vladimir Poutine « ne peut pas rester au pouvoir ». Ses conseillers ont, le soir même, rejeté l’idée d’une aspiration secrète à un changement de régime en Russie. Mais depuis, les responsables américains ont entretenu une forme d’ambiguïté. Au terme de son voyage à Kiev, le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, a expliqué que l’objectif était dorénavant de « voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne pourrait faire les choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine ».

Il est logique d’être pessimiste au sujet des chances d’une solution négociée et d’un cessez-le-feu à ce stade de la guerre, alors que les lignes ne sont pas stabilisées et que les crimes russes se dévoilent dans leur ampleur. Contrairement aux Européens, les Etats-Unis ne font même pas mention d’une nécessaire issue diplomatique, dans deux mois ou dans deux ans. D’où la surenchère rhétorique, l’usage répété du mot « paria » pour décrire la Russie, la volonté d’accentuer les sanctions économiques.

Un soutien jusqu’où, et pendant combien de temps ?

Le 28 avril, au moment de présenter au Congrès sa demande de rallonge budgétaire d’une ampleur exceptionnelle de 33 milliards de dollars, Joe Biden a expliqué qu’« investir dans la liberté et la sécurité de l’Ukraine est un faible prix à payer pour punir l’agression russe, et baisser le risque de conflits futurs ». Quelques jours plus tard, le président américain visitait l’usine d’armements Lockheed Martin dans l’Alabama. Il plaçait alors le soutien apporté aux Ukrainiens dans un cadre géopolitique et existentiel plus large. « Il y a actuellement une bataille dans le monde entre l’autocratie et la démocratie », disait Joe Biden.

« Ce qui est en jeu, c’est l’ordre sécuritaire international tel qu’il a été mis en place en 1945 », expliquait de son côté le général Mark Milley, chef de l’état-major général des forces armées, le 26 avril, sur CNN. Mais alors, quel est le but du soutien américain à l’Ukraine ? Jusqu’où, et pendant combien de temps ?

Les responsables américains se retranchent derrière la souveraineté de l’Ukraine, la victime de l’agression. Il ne reviendrait qu’à elle de définir les termes d’un accord politique, d’éventuelles concessions territoriales. Mais plus les victoires symboliques s’accumulent, plus la déroute de l’armée russe se dessine, malgré le coût humain et matériel infligé au pays, et plus la tentation de poursuivre la guerre est confortée.

« Parler de victoire et d’affaiblissement de la Russie est assez alarmant, souligne Charles Kupchan, chercheur au Council on Foreign Relations. Le discours actuel se focalise sur les besoins ukrainiens : plus de Stinger et de Javelin, de munitions et de drones… Mais je n’entends pas parler d’objectifs de guerre. Où va-t-on ? L’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique Nord] devrait en discuter en interne, et avec les Ukrainiens. Dans un monde idéal et agréable, l’Ukraine reprendrait toute la Crimée et le Donbass. Mais est-ce faisable et stratégiquement sage ? Ou dangereux, car élevant le risque d’escalade ? »

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Source : Le Monde

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