
Le Monde – Tribune. Il y a un an, au lendemain des résultats officiels annonçant son sixième mandat présidentiel, le président tchadien Idriss Déby Itno était tué lors d’affrontements entre rebelles et forces gouvernementales dans la province du Kanem occidental. Le même jour, l’un de ses fils, Mahamat Idriss Déby Itno, 38 ans, foulant aux pieds la Constitution, prenait le contrôle du pays. Or, c’est le président du Parlement qui aurait dû accéder à ce poste.
Depuis cette date, la situation, déjà préoccupante, des droits humains au Tchad n’a fait qu’empirer. Les abus – notamment les meurtres, les arrestations et détentions arbitraires, la torture et l’extorsion – se sont multipliés sans que rien, ou presque, ne soit fait pour punir les responsables. Les défenseurs des droits humains travaillent dans des conditions de plus en plus dangereuses.
Le conseil militaire qui a installé Mahamat Idriss Déby au pouvoir a suspendu la Constitution et l’a remplacée par une charte de transition et la promesse d’élections libres dans un délai de dix-huit mois, après la tenue d’un dialogue national. Prévu pour le mois de février, ce dernier n’a toujours pas eu lieu, suscitant des appels croissants, au Tchad mais aussi à l’étranger, à une transition dirigée par des civils et la tenue d’élections crédibles.
Ce dialogue est censé être précédé de négociations entre le Conseil militaire de transition (CMT) du Tchad et les représentants des groupes armés. Le premier cycle de négociations a débuté à Doha, la capitale du Qatar, le 13 mars, mais aucun média tchadien indépendant n’a été autorisé à y assister pour en rendre compte.
Un usage excessif de la force
La Constitution est toujours suspendue et les signes du retour à la démocratie sont bien maigres. Comme son père, Mahamat Idriss Déby dirige le Tchad d’une main de fer, menaçant et arrêtant les dissidents et les voix critiques. Ses ministres font des déclarations fallacieuses pour tenter de justifier les abus des forces de sécurité et nient systématiquement les allégations de mauvais traitements.
La tenue de manifestations par l’opposition, la société civile ou des citoyens ordinaires est devenue difficile, car les autorités appliquent une politique de tolérance zéro vis-à-vis de la contestation.
Au lendemain de l’élection présidentielle du 11 avril 2021, les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force, notamment en tirant à balles réelles et sans discernement pour disperser les manifestations de l’opposition dans tout le pays. Les forces de sécurité ont tué au moins sept personnes, en ont blessé des dizaines et arrêté plus de sept cents autres lors des manifestations organisées fin avril et en mai par des membres et des sympathisants de partis d’opposition et d’organisations de la société civile, réunis au sein d’une coalition appelée Wakit Tamma. Un grand nombre des personnes arrêtées ont affirmé avoir été maltraitées, voire torturées, pendant leur détention.
Le 2 octobre 2021, des centaines d’habitants de N’Djamena, la capitale, ont rejoint les membres et les partisans de Wakit Tamma pour protester contre le pouvoir du Conseil militaire de transition et réclamer des amendements à la charte de transition tchadienne. En réponse, la police anti-émeute et les gendarmes ont tiré des grenades lacrymogènes, des balles en caoutchouc et possiblement des balles réelles sur les manifestants, blessant jusqu’à quarante-cinq personnes et endommageant des biens privés.
Manifestants arrêtés, terrorisés, torturés
Le 24 janvier, les forces de sécurité ont violemment dispersé des milliers de manifestants pacifiques descendus dans les rues d’Abéché, dans la province du Ouaddaï, pour protester contre le projet de nomination d’un nouveau chef coutumier, tuant trois personnes et en blessant au moins quarante autres. Le lendemain, lors des funérailles des personnes tuées le 24 janvier, les soldats ont à nouveau tiré sans discernement et à balles réelles, faisant 10 morts et au moins 40 blessés. Plusieurs vidéos montrent des soldats se déplaçant dans des camions équipés de mitrailleuses lourdes et tirant sans discernement sur la foule.
Les forces de sécurité impliquées depuis avril 2021 dans la répression des manifestations ont aussi été déployées dans les rues de N’Djamena et d’autres villes du Tchad avant le scrutin présidentiel. Elles ont arrêté, torturé et terrorisé des manifestants qui demandaient pacifiquement le changement et le respect de leurs droits fondamentaux.
Le mépris de Mahamat Idriss Déby pour les droits humains s’inscrit malheureusement dans la continuité des méthodes de son père. Au Tchad, l’impunité en cas d’abus, en particulier de la part des forces de sécurité, est endémique.
Le 24 décembre 2021, la junte a publié un décret accordant une amnistie à près de trois cents rebelles et dissidents politiques condamnés pour des infractions comme le recrutement d’enfants soldats, en dépit du fait que cette pratique constitue une grave violation des droits de l’enfant et du droit international humanitaire.
La communauté internationale ferme les yeux
Parallèlement, des affrontements entre éleveurs et agriculteurs à Sandana, dans la province du Moyen-Chari, ont fait au moins quinze morts le 9 février. Les avocats des victimes et les organisations de la société civile ont dénoncé l’inaction des autorités et le blocage des procédures judiciaires.
Pour mettre fin à ces violations et assurer une transition vers une gouvernance démocratique, il faudra une forte pression internationale de la part des partenaires régionaux et internationaux du Tchad – que ce soient des pays comme les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, le Qatar ou des institutions comme l’Union européenne (UE), l’Union africaine (UA) et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).
Les engagements militaires importants du Tchad dans la lutte contre le terrorisme ont incité la communauté internationale à fermer les yeux sur les graves violations des droits humains dans le pays. Contrairement aux multiples condamnations qui ont suivi les prises de pouvoir des militaires en Guinée, au Burkina Faso, au Mali et au Soudan, les partenaires internationaux et régionaux du Tchad n’ont critiqué que du bout des lèvres la prise de pouvoir anticonstitutionnelle de Mahamat Idriss Déby.
Lewis Mudge
est directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch.
Source : Le Monde
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