Analyse – Face à la guerre en Ukraine, les raisons de la neutralité africaine

Y a-t-il eu une ambiguïté africaine, voire une réticence à condamner l’invasion russe de l’Ukraine ? Entre liens historiques avec l’URSS puis la Russie, qui mêlent aujourd’hui contrats d’armement et échanges de ressources, et refus d’un ordre international perçu comme occidental, la position africaine révèle diverses fractures et critiques, souligne “The Conversation”.

Courrier international – Début mars [le 2], l’Assemblée générale des Nations unies mettait au vote une résolution exigeant de la Russie qu’elle cesse immédiatement toute opération militaire en Ukraine.

Sur les 193 États membres, 141 se sont prononcés en faveur de la résolution, 5 ont voté contre, 35 se sont abstenus et 12 ne se sont pas présentés au vote [ils n’y ont pas pris part]. Sur les 54 États membres africains, l’Érythrée a voté contre, 16 pays, dont l’Afrique du Sud, se sont abstenus et 9 ne se sont pas présentés.

Près de la moitié (26) des 54 États membres africains ont donc choisi la voie de la neutralité sous une forme ou sous une autre.

Pourquoi les pays d’Afrique n’ont-ils pas voté massivement en faveur de cette résolution ? La décision de plusieurs pays africains de rester neutres et de se garder de condamner l’invasion russe de l’Ukraine tenait tout autant au conflit lui-même qu’à d’autres considérations plus générales, d’ordre économique, politique et sécuritaire.

Les raisons essentielles sont au nombre de quatre : un certain scepticisme à l’endroit de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et de ses motivations ; une dépendance croissante de certains de ces pays vis-à-vis de Moscou en raison du soutien militaire qu’il leur apporte depuis dix ans ; un recours grandissant aux importations de blé et d’engrais ; et enfin le sentiment d’assister à un retour de la guerre froide.

Les pays africains ont fondé leurs décisions sur une évaluation stratégique des répercussions du conflit dont ils pourraient souffrir plutôt que sur la catastrophe humanitaire qu’il engendre. Une approche qui contraste nettement avec celle de l’Union européenne, qui a su converger et adopter une position commune à cet égard.

L’impopularité de l’Otan

Premièrement, certains pays africains, comme l’Afrique du Sud, considèrent que c’est l’Otan qui est ici l’agresseur, en raison de son élargissement vers l’est. À leurs yeux, cette politique fait peser une menace sur la Russie. Le président sud-africain a d’ailleurs imputé récemment la responsabilité de cette guerre à l’Organisation, déclarant : “Cette guerre aurait pu être évitée si l’Otan avait tenu compte des mises en garde de ses propres dirigeants et de ses propres responsables au fil des ans, selon lesquels son expansion vers l’est entraînerait une instabilité accrue, et non moindre, dans la région.”

Ce n’est pas la première fois que des pays africains voient les choix de l’Otan d’un mauvais œil. En 2012, [Hifikepunye Pohamba], l’ancien président de la Namibie (un autre pays qui s’est abstenu de voter), avait déclaré que le renversement de Muammar Kadhafi en Libye par l’Otan [en février 2011] devait être condamné par tous les Africains doués de raison.

L’invasion de la Libye et l’assassinat de Kadhafi ont entraîné une déstabilisation de l’Afrique du Nord et du Sahel, accroissant l’impopularité de l’Otan dans plusieurs pays africains.

Deuxièmement, ces dix dernières années, plusieurs pays d’Afrique comme la Libye, l’Éthiopie, le Mali et le Nigeria ont noué des alliances militaires d’envergure avec la Russie. Plusieurs d’entre eux ont dépendu de Moscou pour mater des rébellions, faisant appel par exemple aux services de sous-traitants militaires privés russes, comme le groupe Wagner, ou important directement des armes.

Le peu d’importance accordé par la Russie à la situation des droits de l’homme sur place a conduit bon nombre de pays africains à conclure des alliances militaires avec elle. Par exemple, en 2014, lorsque les États-Unis ont refusé de vendre certaines armes au Nigeria en raison des violations manifestes des droits de l’homme recensées dans la lutte contre [le groupe djihadiste] Boko Haram, le Nigeria s’est tourné vers d’autres pays, dont la Russie et le Pakistan, pour s’approvisionner.

En 2021, la Russie a signé des accords de coopération militaire avec le Nigeria et l’Éthiopie, les deux pays les plus peuplés d’Afrique. D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, la Russie aurait vendu à l’Afrique 18 % des armes qu’elle a produites entre 2016 et 2020. Certaines de ces alliances militaires existent d’ailleurs depuis l’époque soviétique et sont très solides.

Un ressentiment africain ?

Troisièmement, plusieurs pays africains sont tributaires de la Russie pour le blé et les engrais, ce qui resserre leurs liens économiques. Les chiffres de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) indiquent que les pays africains ont importé pour 5,1 milliards de dollars [4,6 milliards d’euros] de blé russe et ukrainien entre 2018 et 2020. Un quart des pays africains dépendent de ces deux pays pour un tiers de leur consommation de blé.

La Russie assure actuellement 16 % de la production mondiale de blé et 13 % de la production d’engrais. Les pays africains, qui subissent déjà les répercussions du Covid-19, s’imaginent mal se priver de liens commerciaux, quels qu’ils soient.

Par ailleurs, l’impression d’une certaine indifférence de la part de l’Ouest pendant la pandémie a éloigné bon nombre de pays africains de leurs alliés traditionnels en Europe et aux États-Unis.

Quatrièmement, certains pays d’Afrique voient dans ce conflit une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, une réminiscence de la guerre froide, et ne souhaitent pas y être mêlés.

La guerre froide a eu de très lourdes répercussions sur certains pays africains, à une époque où la plupart d’entre eux accédaient à l’indépendance et devaient choisir un des deux blocs. Plusieurs guerres civiles se sont ensuivies et certains d’entre eux jugent dès lors plus judicieux de rester neutres à ce stade.

C’est d’ailleurs la ligne choisie par la Chine, allié de premier plan de plusieurs pays d’Afrique.

Enfin, certains États africains commencent à avoir l’impression que leurs alliés traditionnels à l’Ouest ne se préoccupent que de leurs propres économies et de leurs propres habitants et ne leur viendraient en aide que si c’est dans leur intérêt ou si cela s’inscrit dans leur logique libérale.

Par exemple, depuis que les sanctions à l’encontre de la Russie ont commencé à faire grimper les prix des matières premières, les États-Unis se sont rabattus sur le Venezuela tandis que le Royaume-Uni se tournait vers l’Arabie Saoudite pour lui demander d’augmenter sa production de pétrole et alléger ainsi la note pour les Britanniques.

Nul n’a fait mention des répercussions sur les pays africains ni de la manière de porter secours aux économies en difficulté sur le continent. De quoi rappeler le soutien lacunaire de l’Ouest pendant la pandémie. Et confirmer qu’il est préférable de rester neutre ou, dans certains cas, de ne pas se laisser dicter ses choix.

 

 

The Conversation

 

 

 

 

Source : Courrier international

 

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