Thomas Sankara, le « Che africain » héros d’une jeunesse française

La fresque de l’artiste Vinci Vince, réalisée en 2018 en hommage à Thomas Sankara, à Ivry-sur-Seine.

 

Sankara serre le poing. La fresque de 33 mètres de haut domine la rue Hoche, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), au sud de Paris. Dans ce quartier tout en béton et en verticales, le nom de famille de l’ancien président du Burkina Faso, assassiné en 1987 lors d’un coup d’État, est inscrit en grandes lettres blanches sur l’œuvre peinte par l’artiste Vinci Vince. « C’est une manière de dire que Thomas Sankara n’est pas mort pour rien », explique Mehrez Mraidi, 44 ans, à l’origine de cet hommage.

Lunettes aux verres fumés et pull arborant le slogan « Art changes everything », le conseiller municipal communiste y tenait beaucoup. Car, sans l’ancien leader africain, il n’aurait jamais fait de politique, confie-t-il autour d’un café, à la terrasse d’une boulangerie. Ce père de trois enfants raconte l’arrivée en France de son propre père, venu de Tunisie en 1965. Quand celui-ci meurt d’un cancer, Mehrez n’a que 10 ans. Il se souvient de sa mère, qui cumule trois boulots de femme de ménage pour survivre, de 5 heures du matin à tard le soir. Lui obtient un CAP cuisine mais travaille finalement dans la sécurité privée.

 

Au milieu des années 1990, à la Fête de L’Humanité, il découvre le destin tragique de Thomas Sankara. Un « choc » déterminant dans son engagement, dit-il. Depuis, Mehrez Mraidi essaie de « changer les choses » en s’impliquant dans l’association d’aide aux devoirs Kinkiliha créée par une enseignante d’Ivry-sur-Seine, en 2001, et qu’il préside bénévolement depuis huit ans.

L’Ivryen est fier de cette fresque, pour laquelle il a bataillé un an avant d’obtenir financements et autorisations. Elle a été inaugurée en octobre 2018, devant plus de 400 personnes, en présence d’Assa Traoré, la militante de la lutte contre les violences policières, et de représentants de l’ambassade du Burkina Faso.

Comme un aimant, l’œuvre attise les curiosités. Il n’est pas rare que des habitants du quartier viennent poser au gardien de l’immeuble des questions sur le Burkina Faso et son ancien président. Ou s’arrêtent simplement pour quelques selfies. « On voit aussi de plus en plus de monde venir d’autres quartiers rien que pour la fresque, se réjouit Mehrez Mraidi. Ou même d’autres villes. »

 

Mehrez Mraidi, 44 ans, conseiller municipal communiste d’Ivry-sur-Seine, a découvert le destin tragique de Thomas Sankara à la Fête de « L’Humanité » dans les années 1990.

 

Le plus souvent en uniforme militaire et en béret, la figure de Thomas Sankara s’affiche sur les murs, mais aussi sur des vêtements, des affiches et à longueur de comptes Instagram. Le procès de son assassinat vient de se terminer à Ouagadougou, la capitale burkinabé.

Le 6 avril, Blaise Compaoré, président du Burkina Faso de 1987 à 2014, a été condamné par contumace à la prison à perpétuité, ainsi que deux autres hauts gradés de l’armée. Réfugié en Côte d’Ivoire, où il a obtenu la nationalité, Compaoré a la garantie de ne jamais être extradé.

Attendu pendant plusieurs décennies, ce dénouement judiciaire explique en partie seulement cet engouement récent. En France, Thomas Sankara, admiré jusque-là dans des cercles souvent militants, intéresse un nouveau public, plus jeune. Sorti en décembre 2021 sur BrutX, le documentaire Sankara a déjà été visionné plusieurs dizaines de milliers de fois, soit l’un des « plus gros succès » de la nouvelle plateforme payante, pointe son auteur, Yohan Malka, 37 ans. Le Burkinabé est en passe de devenir le « Che Guevara africain », comme beaucoup de ses fans le surnomment.

 

Ni impérialisme, ni corruption

 

Capitaine de l’armée, Thomas Sankara accède au pouvoir en août 1983 à l’âge de 33 ans, à la faveur d’un coup d’État. La Haute-Volta, ancienne colonie française devenue indépendante en 1960, prend alors le nom de Burkina Faso – le « pays des hommes intègres », en langues mouré et dioula. « Sa révolution s’est appuyée sur les jeunes et les femmes », explique Bruno Jaffré, ancien ingénieur de recherche en télécom devenu historien et spécialiste du Burkina Faso, auteur de plusieurs livres de référence sur l’expérience sankariste.

Marxiste, panafricain, tiers-mondiste, le jeune dirigeant s’oppose autant à la corruption qu’à l’impérialisme et cultive une image d’intégrité. Il commence par vendre les Mercedes de fonction du gouvernement burkinabé pour les remplacer par des Renault 5. Il développe l’agroécologie sur les conseils de l’un de ses initiatieurs en France, Pierre Rabhi (mort en 2021), encore peu connu, qui se rend sur place.

 

Sankara nomme quelques femmes à des postes-clés du gouvernement et se bat notamment contre l’excision en revendiquant le « droit [de la femme] à avoir le plaisir qu’elle veut ». À peine quatre ans après son arrivée au pouvoir, il est trahi par son ami le plus proche, Blaise Compaoré, qui le renverse et s’installe au pouvoir. Celui qui prônait une « révolution démocratique populaire », meurt, à 37 ans, sous les balles d’un commando et deviendra petit à petit une icône politique.

La pop culture adore les révolutionnaires. Le hip-hop, toujours en quête de punchlines et de personnages mythiques, a fait de Sankara son nouveau héros. « J’peux devenir un homme en or comme Sankara », siffle Nekfeu, star du rap, sur son titre Vinyle, en 2016. Trois ans plus tard, il réitère, dans Cheum, en évoquant son père qui lui « parle de Sankara ». Les musiciens français Youssoupha, JP Manova ou Kalash Criminel utilisent aussi régulièrement dans leurs textes le nom de l’ancien président, lui-même talentueux guitariste et fan de Dalida – Sankara jouait dans le groupe Tout-à-Coup Jazz. Blaise Compaoré en était le chanteur.

Lionnel Yali, 34 ans, élevé dans un quartier populaire d’une petite ville d’Ardèche, s’est lancé dans le rap en 2009, sous le pseudonyme de « Yali ». Il se « cherchai[t] des héros », raconte-t-il, moins connus et moins occidentaux que les mythes américains, Martin Luther King ou Malcolm X. Le jeune homme découvre alors ce jeune président Sankara, grâce à « quelques grands du quartier ».

Lionnel Yali, alias Yali Sankara, 34 ans, rappeur (à Paris, le 22 mars), est né au Gabon. Il considère Thomas Sankara comme un modèle.

 

Yali est né au Gabon. Face à la corruption de l’ex-chef d’État de ce pays pétrolier, Omar Bongo, puis de son fils Ali, qui lui a succédé en 2009, Sankara fait figure pour lui de modèle. « En France, on parle de l’Afrique uniquement sous le prisme de la colonisation, considère le trentenaire. Alors la diaspora cherche des figures auxquelles s’identifier, c’est une question d’honneur. »

En mai 2020, après le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc aux États-Unis et les manifestations du mouvement Black Lives Matter qui s’ensuivent, Yali décide de changer de nom de scène : il devient Yali Sankara. « Je me dis que Sankara se serait battu contre ce qu’il s’est passé », déclare le rappeur.

Fin 2021, Yali Sankara signe un contrat avec le label 73 Beats, géré par Pone, membre du célèbre groupe marseillais Fonky Family, pour une durée de trois ans. Assez pour pratiquer sa musique « à plein temps » et préparer un voyage au Burkina Faso. « Je contacte des anciens membres du gouvernement révolutionnaire burkinabé, raconte-t-il. Je veux rencontrer des gens qui ont participé à la lutte, il y a bientôt quarante ans. »

 

Boom des idées sankaristes

 

Le rappeur Rocé, 45 ans, a décidé, lui, d’inclure des anciens sankaristes dans ses productions musicales. En 2018, ce fils du résistant français Adolfo Kaminsky sort une compilation. Avec Par les damné.e.s de la Terre (Des voix de lutte, 1969-1988), en référence à l’œuvre de l’auteur Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste martiniquais, il propose 24 titres d’artistes congolais, haïtiens, algériens…

Deux d’entre eux – Les Vautours (Burkina Faso 1978) et Hommage à Mohamed Maïga (journaliste malien proche de Sankara et père de l’actrice Aïssa Maïga) – ont été composés au Burkina Faso, en 1978 et en 1985, par Abdoulaye Cissé et les Colombes de la Révolution.

 

Professeur de guitare et ami de Thomas Sankara, Abdoulaye Cissé avait créé ces Colombes de la Révolution, en même temps que l’orchestre Les Petits Chanteurs au poing levé, à la demande du président Sankara. « Ils suivaient Sankara qui allait faire des discours dans les pays membres du mouvement des non-alignés comme Cuba », raconte Rocé dans le podcast « Révolution. s », de Grünt Radio, média de référence sur le rap.

Le regain d’intérêt pour la figure de Sankara a commencé vers 2014. L’Italienne Augusta Conchiglia, 73 ans, connaît bien l’histoire de l’ancien dirigeant, qu’elle est une des rares journalistes occidentales à avoir interviewé dans les années 1980. Dans son appartement près de la gare de Lyon, à Paris, elle explique que, « au Burkina Faso, de 1987 au milieu des années 2010, on ne parlait plus du tout de Thomas Sankara ».

Un slogan de Sankara.

 

Blaise Compaoré est alors au pouvoir et le souvenir de son ancien « frère d’armes » n’est pas le bienvenu. Des hommages à Thomas Sankara sont organisés clandestinement. En Afrique comme en Europe, le site Thomassankara.net, créé en 2006 par « Monsieur X », un Burkinabé exilé en Europe préférant protéger son identité, permet de diffuser de nombreuses informations.

La même année, le documentaire Thomas Sankara, l’homme intègre, réalisé par le cinéaste Robin Shuffield, passe à la télévision française. C’est la première fois que le grand public peut voir des images d’archives de l’ancien président burkinabé, et notamment de ses fameux discours.

Mais le « grand boom » des idées sankaristes n’a lieu qu’après la chute du président Blaise Compaoré. Dans la foulée, l’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara est relancée. En France, Mariam Sankara, sa veuve, exilée à Montpellier depuis 1987, demande depuis longtemps la déclassification des archives liées à la mort de son mari. Emmanuel Macron la promet lors de son discours du 28 novembre 2017 à Ouagadougou.

 

Depuis, les informations ont été transmises à la justice burkinabé dans le cadre de la procédure judiciaire. Beaucoup d’Africains et d’observateurs voient encore la main de la France et celle de Jacques Foccart, le « M. Afrique » de Jacques Chirac, derrière le complot ayant eu raison de Sankara.

Aujourd’hui, la journaliste Augusta Conchiglia se réjouit que d’autres générations redécouvrent l’ancien président et de voir les citations de Thomas Sankara inonder les réseaux sociaux. Avec une pointe de regret : « Maintenant, tout le monde aime la figure de Sankara, mais l’époque n’est plus la même. »

Oubliée, la grille de lecture marxiste du jeune président Sankara. Le dirigeant burkinabé voulait par exemple redistribuer les richesses au profit des paysans, grâce à des retenues sur le salaire des fonctionnaires. « Ses références ne passent plus forcément aujourd’hui, développe Augusta Conchiglia, malgré la sympathie de certaines personnalités politiques pour toutes ces idées. »

Liz Gomis, 41 ans, réalisatrice, se retrouve dans les idées de l’ancien président burkinabé.

Liz Gomis, 41 ans, réalisatrice, se retrouve dans les idées de l’ancien président burkinabé.

Lors d’une visite au Burkina Faso en juillet 2021, le responsable de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, et la vice-­présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, ont ainsi rendu hommage à Thomas Sankara, « haute figure de l’insoumission », selon eux. Des exceptions dans le paysage politique actuel.

Autre fan de Sankara, Liz Gomis, réalisatrice et journaliste de 41 ans, participe au projet de « maison des mondes africains et des diasporas ». « J’aimerais partager son anticapitalisme, mais ce n’est pas évident », avoue-t-elle en évoquant nos modes de vie mondialisés, loin des pratiques d’ascèse de Sankara, connu pour son train de vie modeste et ses repas à base de bouillie de farine de mil. Elle préfère se référer à ses citations sur la « fierté noire », qu’elle a réunies dans une « bibliographie » rédigée lorsqu’elle étudiait à l’université : « J’ai abandonné mon sentiment d’infériorité grâce à Sankara. »

Récupération politique

Il a un côté « très 2022 », analyse le réalisateur Yohan Malka : « En croisant le féminisme, l’écologie, la consommation locale, Thomas Sankara parle à la France actuelle. » Aujourd’hui, l’ancien président burkinabé inspire des activistes impliqués dans les luttes de l’époque.

Au sein du comité Vérité pour Adama, créé après la mort d’Adama Traoré lors de son interpellation par la gendarmerie en 2016, la militante Assa Traoré cite souvent le révolutionnaire et ses principes. « J’applique aussi la manière dont il organisait son gouvernement, confie-t-elle. Je partage, par exemple, le pouvoir entre plusieurs personnes du groupe. Et je répète que ce grand homme, en défendant l’égalité homme femme, brise le cliché de l’homme noir. » L’activiste a acheté plusieurs tee-shirts avec le visage de l’ancien leader pour les distribuer à ses proches.

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Source : Le Monde

 

 

 

 

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