Le Monde – Depuis plus de trois mois, Daouda Lo attend sous le soleil, au pied de son camion, sur le parking poids lourds de Kidira, une ville de l’est du Sénégal située à la frontière avec le Mali. Le chauffeur transporte 40 tonnes de ciment, qu’il est censé acheminer jusqu’à son client à Bamako, la capitale malienne. Mais il est bloqué avec son chargement à cause des mesures punitives prises le 9 janvier par la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) à l’encontre du Mali pour sanctionner la junte au pouvoir. Celles-ci imposent un embargo sur les transactions financières et les échanges commerciaux, à l’exception des hydrocarbures et des denrées de première nécessité comme le riz, le sucre, l’huile ou les produits pharmaceutiques.
Tout le trafic entre les deux pays est ainsi lourdement pénalisé, alors que le Mali est le premier partenaire commercial du Sénégal. Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), au mois de janvier, près de 23 % des exportations sénégalaises étaient destinées au Mali.
Daouda Lo prie pour que l’embargo soit levé au moins quelques jours, afin de pouvoir décharger sa marchandise dans la capitale malienne et rentrer chez lui à Dakar. Car voilà trois mois que le transporteur, âgé de 40 ans, survit tant bien que mal, sans revenus et dans des conditions précaires. Il n’a pas accès à des sanitaires et peine à trouver de quoi manger. « Nous ne pouvons pas rentrer à Dakar car nous sommes les gardiens de ces marchandises, qui sont aussi sous douane et qui ne peuvent donc ni être vendues au Sénégal ni dévier de leur itinéraire inscrit sur la feuille de route », explique au téléphone ce père de famille polygame, qui ne peut plus envoyer d’argent à ses proches. « Ici, je me débrouille comme je peux pour grignoter quelques biscuits que je pars acheter au centre-ville, à plus de 2 km », poursuit-il, confiant son inquiétude de ne plus pouvoir rembourser le crédit qu’il a pris pour acheter son camion.
« Réparer cette injustice »
Avant l’embargo, au moins 900 camions maliens ou sénégalais quittaient chaque jour le port de Dakar, souvent remplis de fer, de ciment ou de sel. Actuellement, autour de 620 camions sont bloqués à Kidira, mais aussi dans d’autres villes situées le long du corridor commercial qui relie Dakar à Bamako. « Si l’Etat sénégalais nous avait donné un délai avant d’appliquer l’embargo, les transporteurs auraient pu gérer la situation et rester au port de Dakar. L’Etat doit réparer cette injustice », réclame Gora Khouma, secrétaire général de l’Union des transporteurs routiers du Sénégal.
Leurs déboires ont des effets en chaîne. Restaurateurs, mécaniciens, vendeurs et vendeuses de biscuits, d’eau ou de fruits et légumes… De nombreuses petites mains de l’informel commercent avec les transporteurs tout au long du corridor et se retrouvent aujourd’hui sans revenu. « Ces travailleurs invisibles sont surtout des femmes qui se battent pour nourrir leur famille et sont oubliées, sans aucune aide de l’Etat », souligne Khadim Bamba Diagne, économiste et enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar.
Pour le port autonome de Dakar, principale porte de Bamako vers la mer, la situation aussi devient critique. « C’est une grosse perte pour nous car 70 % du fret malien passe par Dakar, soit 4 millions de tonnes marchandises en transit chaque année, chiffre Mamadou Corsère Sarr, de la Communauté des acteurs portuaires (CAP) du Sénégal. Aujourd’hui, tout est à l’arrêt, nous n’avons plus d’activités vers le Mali à part les denrées de première nécessité. » Les autres marchandises sont empilées sur le terre-plein du port, tandis que les entrepôts affichent désormais complets, ce qui fait monter les prix. Certaines compagnies de fret se mettent en quête d’autres aires de stockage. Mamadou Corsère Sarr exhorte le président Macky Sall à rouvrir les frontières, car « ce n’est plus tenable au niveau économique ».
Ambitions contrariées
Parmi les entreprises les plus touchées figurent les cimenteries sénégalaises, alors que près de 85 % du ciment exporté part au Mali. Dangote Sénégal, un mastodonte du secteur, explique que le marché malien représente 20 % de son chiffre d’affaires, soit 300 000 tonnes par an. « Nous vendons moins et les frais fixes restent les mêmes, cela a donc un impact négatif sur notre marge », explique Luke Haeltermann, directeur général de la société, qui est dans l’attente de l’ouverture des frontières. « Tout le ciment destiné au Mali qui ne pourra pas être écoulé, ce sont autant de recettes fiscales et douanières qui vont échapper l’Etat », ajoute l’économiste M. Diagne.
Cet embargo contrarie les ambitions du Sénégal qui entend se positionner comme un hub commercial et une porte d’entrée vers l’Afrique de l’Ouest. « Les Maliens risquent de changer leurs habitudes et leurs fournisseurs, d’autant que la situation commence à durer. Mais c’est le coût de la démocratie, car nous constatons que les coups d’Etat se multiplient », commente M. Diagne. Selon lui, l’une des solutions serait que les institutions africaines accompagnent les pays touchés par l’embargo comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, en créant un « fonds de stabilisation » pour amortir le choc.
Source : Le Monde (Le 14 avril 2022)