Slate – Si on entend par «fou» un individu qui agit contre ses propres intérêts et, par le mandat qui lui a été confié, contre l’intérêt de son propre peuple, alors Poutine est fou, irréductiblement fou. Il est fou d’avoir commencé cette guerre, il est fou de ne pas l’arrêter et il est fou de ne pas comprendre que sa perpétuation n’aura comme effet que de plonger la Russie dans un chaos dont elle sortira en miettes.
Si la folie d’Hitler était démonstrative et exubérante, presque comique, à coup sûr grotesque, celle de Poutine se décline sur des tons plus pastels, plus doucereux, ce qui la rend d’autant plus dangereuse et imprévisible. Les vociférations grotesques du dirigeant nazi ont laissé place à des discours parfois tout aussi véhéments où l’on répète à l’infini les mêmes obsessionnelles antiennes mais chez Poutine, l’exaltation du sentiment national, de la grandeur de l’âme russe, de la nécessité de l’annexion d’un pays voisin, demeurent plus contenus, comme si l’intellect avait su domestiquer le temps d’un instant les élans venus des tréfonds du cœur.
Ce qui nous laisse avec un individu à la détermination froide dont on pressent qu’elle continuera à s’exercer tant qu’elle ne sera pas parvenue à ses fins, à savoir l’écrasement de la nation ukrainienne. Comme si l’offense faite au maître du Kremlin, ce refus d’accepter l’intervention russe comme une bénédiction, devait désormais s’accompagner d’une punition à la hauteur de l’affront.
C’est bien ce qui rend la situation particulièrement inquiétante. Les Ukrainiens, en résistant d’une manière plus ou moins inattendue avec un courage et une volonté qui forcent l’admiration, sont en train de commettre le sacrilège ultime: faire passer Poutine pour un pitre et un incompétent notoire. On imagine sans peine l’extraordinaire degré d’exaspération du dirigeant russe face au spectacle d’une armée dix fois plus puissante que sa rivale mais incapable jusqu’ici d’engranger des victoires significatives.
De la colère à la rage, il n’y a qu’un pas. Quand un autocrate voit ses plans ainsi contrariés et ses échecs exposés au grand jour, on ne peut écarter l’idée que l’accumulation de ces frustrations, ces humiliations répétées vécues comme une atteinte à son orgueil personnel, finissent par déboucher sur des actes d’une violence inconsidérée.
C’est bien là tout le paradoxe de la situation actuelle. Plus l’armée russe s’embourbera et multipliera les déconvenues, et plus seront élevés les risques de voir Poutine recourir à des armes non conventionnelles, qu’elles fussent chimiques, biologiques ou nucléaires. Et plus les Ukrainiens oseront résister et plus le désir d’une victoire totale, d’un anéantissement complet, se fera jour du côté du Kremlin.
Les accès de rage s’accompagnent toujours de comportements irrationnels. Dès lors que la raison battue en brèche n’exerce plus son magistère, l’esprit livré à lui-même succombe à la tentation de surenchérir dans une folie qui se pare souvent des attraits de l’autodestruction. C’est encore plus vrai chez un individu isolé quand, à force de taire toute forme d’opposition, il n’existe plus personne dans son entourage susceptible de le raisonner.
Les héros des romans de Dostoïevski sont toujours des personnages tourmentés où l’extase du désespoir se conjugue avec une soif de pureté, les deux aboutissant à des épisodes de folie où l’individu trouve dans l’expression de la violence un exutoire à ses tiraillements intérieurs. Si on s’accorde à penser qu’un écrivain, un romancier de la trempe de Dostoïevski, fixe sur le papier les vertiges inscrits au plus profond de l’âme du pays, on comprend qu’il est permis de nourrir quelque inquiétude quant à la suite des événements.
Source : Slate (France)
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