Le Monde – Une chaise, des câbles électriques, un simulacre d’exécution et à chaque acte de torture, la même question : « Où sont les terroristes ? » « Je ne sais pas », répète inlassablement le jeune éleveur peul aux soldats « blancs et noirs » qui l’ont, selon lui, détenu et torturé, en février 2022, dans un camp de l’armée malienne situé dans la circonscription administrative de Niono, au centre du pays. Selon son témoignage, récolté sur le terrain par un défenseur des droits de l’homme et auquel Le Monde a eu accès avant d’en recouper les détails auprès de sources internationales et locales, trois hommes se sont chargés de l’interrogatoire : un « homme blanc parlant une langue inconnue », ainsi qu’un militaire et un interprète maliens.
Le berger raconte comment l’étranger, vêtu du « même uniforme que les FAMa (les Forces armées maliennes) », l’a « forcé à boire beaucoup d’eau » avant que le soldat malien « attache un câble électrique autour des orteils » et fasse « passer le courant, plusieurs fois ». « J’ai perdu connaissance. Après, les trois hommes m’ont attaché les pieds et les mains et m’ont suspendu la tête en bas. Le soldat malien a aiguisé un couteau et m’a dit : “Nous allons te tuer.” » « Laisse cet homme-là, il n’a pas d’informations », aurait conseillé l’étranger aux Maliens, avant que la victime présumée soit relâchée.
Selon nos informations, des paramilitaires de la société de sécurité privée russe Wagner se sont installés dans ce camp à partir de la fin janvier et plusieurs sources identifient les « soldats blancs » cités comme des mercenaires du groupe. Entre décembre et mars, près de mille miliciens russes auraient été envoyés au centre et au nord pour épauler l’armée dans la lutte contre les groupes djihadistes qui n’ont cessé d’étendre leur emprise depuis 2012.
La junte au pouvoir depuis le double coup d’Etat d’août 2020 et mai 2021 persiste à nier la présence dans le pays de membres de Wagner – déjà accusés de nombreuses exactions en Centrafrique et en Libye –, affirmant que seuls des formateurs russes réguliers ont été déployés dans le cadre du renforcement du partenariat militaire entre Bamako et Moscou. Un rapprochement opéré, selon les autorités maliennes, pour compenser le vide sécuritaire créé par la fin de l’opération antiterroriste française « Barkhane » au Mali.
Des dizaines de corps calcinés
Au centre du pays, plus d’une dizaine de civils disent avoir été torturés par des FAMa et des supplétifs étrangers. Parmi ces victimes présumées, un autre éleveur peul, détenu en février dans un autre camp militaire, à Diabaly, également dans le cercle de Niono, a rapporté au défenseur des droits de l’homme cité plus haut avoir enduré un simulacre de noyade, une serviette couvrant son nez et sa bouche tandis que des soldats lui jetaient des seaux d’eau au visage. « Ensuite, un homme blanc m’a électrocuté en me demandant où étaient positionnés les djihadistes. » Une photo que Le Monde s’est procurée montre le dos lacéré, avec plus d’une dizaine de plaies, d’un autre Malien. Lui aussi soutient avoir été torturé par les FAMa et leurs supplétifs russes dans cette base militaire.
« Une quinzaine de personnes sont décédées des suites des tortures perpétrées au camp de Diabaly », soutient une source humanitaire internationale. « Ce ne sont pas des actes isolés, ni aléatoires. Ce camp est devenu un centre de torture où tout un système de sévices a été mis en place. » Selon cette même source, la plupart des victimes présumées seraient issues de l’ethnie peule, que certains soldats accusent depuis des années de complicité avec les terroristes.
Dans un rapport à paraître mardi 15 mars, dont Le Monde a obtenu une copie, l’organisation Human Rights Watch (HRW) publie plusieurs témoignages d’habitants du centre du Mali affirmant eux aussi avoir été victimes d’exactions de la part des FAMa et de « soldats blancs ». L’un d’entre eux, détenu au camp de Diabaly début mars, dit avoir « vu des soldats retirer une trentaine d’hommes de leur cellule pendant la nuit », « les plus faibles, ceux qui avaient les bras et les jambes cassées », avant de les mettre « dans des camions ».
Le lendemain, à une dizaine de kilomètres de là, au moins trente-cinq corps ont été découverts aux abords du hameau de Danguèrè Wotoro. Trois proches de personnes portées disparues après avoir été arrêtées par les FAMa ont affirmé à l’ONG en avoir identifié certains dans ce charnier. Sur les vidéos que Le Monde s’est procurées apparaissent des dizaines de corps calcinés. Certains ont les mains attachées et les yeux bandés. À côté d’eux, « j’ai vu un bouchon de bidon de vingt litres qui sentait l’essence fraîche », précise un témoin cité dans le rapport de HRW. « Les corps étaient étendus en groupes, sous les arbres, au soleil. La tête de certains semble avoir été visée par balle, d’autres avaient des trous dans la poitrine. » Selon l’ONG, il s’agit là de « l’allégation la plus grave impliquant des soldats gouvernementaux depuis 2012 ».
Création d’une commission d’enquête conjointe
Dans sa réponse adressée à HRW le 11 mars, le secrétaire général du ministère de la défense a qualifié ces allégations de « ” fake news” dont l’objectif est de discréditer les FAMa », précisant toutefois que l’état-major général des armées avait ouvert une enquête.
Depuis le lancement au dernier trimestre 2021 de l’opération « Kélétigui » (« celui qui fait la guerre » en bambara), dans le centre et le sud, au moins 77 civils auraient été tués par l’armée selon l’ONG internationale Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled). Au centre, les civils disent être pris entre deux feux depuis des semaines, abusés tant par les djihadistes que par les soldats de leur armée.
Dans deux villages de la commune de Nampala, une autre localité proche de la frontière mauritanienne, sept corps criblés de balles ont été découverts par la population, début mars, selon des sources humanitaires internationales et sécuritaires locales. Peu de temps avant, « des Russes accompagnant des militaires maliens ont été vus à proximité en train de fouiller les maisons et d’arrêter des civils », soutient une source internationale.
Le long de cette zone frontalière où patrouillent Wagner et les FAMa, de nombreux civils ont disparu ces derniers jours, dont une trentaine d’éleveurs mauritaniens en déplacement dans la zone de Lagataye, au Mali. Sans nouvelles de leurs ressortissants depuis le 5 mars, les autorités de Nouakchott ont haussé le ton le 8 mars, accusant l’armée malienne d’« actes criminels récurrents » commis à l’encontre des Mauritaniens.
Source : Le Monde (Le 13 mars 2022)
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