Le Monde – A ce jour, aucune femme n’a dirigé la NASA. Ou l’Agence spatiale européenne (ESA). Ou le Centre national d’études spatiales (CNES) en France. Ou Roscosmos en Russie. A croiser depuis plus de deux décennies les patrons de ces agences, on a dessiné le portrait-robot d’un homme en costume-cravate, parfois quadragénaire mais le plus souvent quinqua ou sexagénaire, et pour ainsi dire toujours blanc (à l’exception notable de Charles Bolden, seul Afro-Américain à avoir occupé le poste d’administrateur de la NASA, sous les mandats de Barack Obama). Alors, quand l’occasion est donnée de rencontrer Sarah Al-Amiri, 35 ans, à la fois présidente de la toute jeune Agence spatiale des Emirats arabes unis et ministre des technologies avancées, on ne la rate pas, on veut savoir qui est cette jeune femme qui détonne dans le monde de l’espace.
Oubliés, évidemment, le costume et la cravate. Sans garde du corps, la ministre arrive au rendez-vous portant hidjab noir et abaya assortie – la longue tunique des Emiraties –, un grand sourire barrant son visage. Peut-être parce que la mise en avant personnelle n’est pas vraiment encouragée dans une fédération d’émirats où les cheikhs sont glorifiés, cette native d’Abou Dhabi reste discrète, voire modeste, au sujet de son parcours. Dans son anglais parfait teinté d’accent américain, elle ne répugne cependant pas à parler du début, de son enfance. Famille où le père est homme d’affaires et la mère enseignante, école internationale qui l’ouvre à d’autres cultures. « J’ai grandi en parlant de politique, de changements économiques, des développements du monde. Je pense que, petite, j’ai plus regardé les informations que les dessins animés, se remémore-t-elle en pouffant presque. J’ai compris que nous avions tous un rôle dans la société. Pas seulement dans notre quartier, dans notre ville ou notre pays, mais en tant que citoyens du monde. »
Son rôle, dans un pays qui se modernise à un rythme effréné permis par les pétrodollars, Sarah Al-Amiri le voit d’abord dans l’informatique : « J’ai toujours aimé les maths et les chiffres, dit-elle. J’ai commencé à programmer vers 11 ou 12 ans. Même si c’étaient alors des programmes très simples, j’ai vite su que je voulais devenir ingénieure en informatique. » S’ensuit donc un diplôme à l’Université américaine de l’émirat de Chardja. Peu après son obtention, elle atterrit rapidement dans le secteur de l’espace, qui l’a toujours fascinée. On est en 2009, elle a 22 ans. Les Emirats arabes unis (EAU) n’ont pas encore d’agence spatiale (elle naîtra officiellement en 2014). Eux, qui exploitent déjà quelques satellites mais n’en ont jamais conçu, s’apprêtent à lancer leur premier engin d’observation de la Terre, DubaiSat-1. « Les gens qui travaillaient avec moi avaient 26 ans ou moins. Presque tous avaient été engagés à la fin de leurs études. »
Aucun héritage spatial
Pour la jeune femme, l’aventure commence. La « fusée Sarah Al-Amiri » va rapidement décoller à partir de 2013, date à laquelle les Emirats décident de se lancer dans une mission martienne, avec la fabrication d’une sonde censée se mettre en orbite autour de la Planète rouge en 2021 pour célébrer le cinquantenaire des EAU, fondés en 1971. Mars, un pari osé pour un pays sans expérience en matière d’exploration du Système solaire, admet la ministre a posteriori : « Nous n’avions aucun héritage en la matière, nous ne nous appuyions pas sur dix, vingt ou trente années de missions, nous partions d’une page blanche avec un petit budget », estimé à 200 millions de dollars, soit une somme modeste pour un voyage vers Mars. Mais cette « virginité » et ce peu de moyens obligent les ingénieurs émiratis à interroger les protocoles en vigueur dans le spatial : « Fallait-il faire les choses ainsi parce que c’était la norme ? Ou parce que c’était absolument nécessaire au bon fonctionnement du vaisseau ? Quand c’était indispensable, on le gardait. Cela nous a conduits à voir les choses de manière différente… et plus économe », se souvient Sarah Al-Amiri.
La mission Al-Amal (« l’espoir ») a beau être une première, pas question de se contenter d’un simple démonstrateur symbolique. Les EAU veulent faire de la science, apporter leur pierre à la construction du savoir sur la Planète rouge. Le hic, résume Sarah Al-Amiri, « c’est que nous étions tous ingénieurs et que nous n’avons pas pu trouver d’experts de Mars dans le pays. Et si nous avions dû former des gens, nous n’aurions toujours pas de diplômés en astrophysique : cela prend du temps de passer un doctorat… ». D’où l’idée de faire venir des « mentors » étrangers pour se former, des scientifiques américains pour la plupart, parmi lesquels s’est glissé un Français, le planétologue François Forget, spécialiste de l’exploration du Système solaire à l’Institut Pierre-Simon Laplace.
Il rencontre Sarah Al-Amiri en 2015. Celle-ci est déjà responsable adjointe et scientifique du projet Al-Amal. « C’était son premier job important, explique François Forget. Elle s’est révélée extrêmement charismatique et j’ai toujours trouvé que c’était elle la cheffe. Derrière son côté tranquille, elle sait aussi trancher. Elle est très convaincante, structurée, avec une grande capacité de synthèse, elle comprend vite les choses. Sarah s’est vraiment plongée dans la science et la technique, elle a fait la tournée des popotes dans diverses agences spatiales et universités car les Emirats cherchaient à faire de la vraie science et pas de l’esbroufe. »
Les sciences au cœur de l’économie
En 2016, tout en gardant la main sur la mission Al-Amal, elle prend la tête du Conseil scientifique des EAU, avec pour but de développer les sciences et les technologies dans le pays pour en faire, dit-elle, « un des moteurs du changement ». Le changement en question est la transition d’une économie basée sur le pétrole vers une économie tirant ses richesses des technologies de pointe. C’est donc logiquement que Sarah Al-Amiri gravit une marche supplémentaire l’année suivante en devenant ministre des technologies avancées. Et, consécration, elle devient présidente de l’Agence spatiale émiratie en 2020, l’année où s’envole Al-Amal. Arrivée en 2021, la sonde profite d’une orbite originale pour étudier le climat martien d’une manière inédite.
Pour Sarah Al-Amiri, cette mission va bien au-delà d’une simple prouesse spatiale, aussi enthousiasmante soit-elle. A travers cette aventure, l’idée profonde consistait à faire parler de science et de technologie partout dans le pays, jusque dans les foyers. « Tout le monde avait compris chacun des problèmes qui pouvaient arriver au vaisseau et tout le monde avait aussi compris que le pays, connaissant ces risques, avait quand même pris la décision de partir vers Mars. Cette façon d’accepter le risque est un vrai changement de mentalité, assure-t-elle avant d’ajouter : Si vous ne parvenez pas à gérer un programme à haut risque, vous ne pouvez pas conduire des changements dans les secteurs-clés de l’économie. »
Avec cette jeune femme, mère de deux enfants, investie dans le virage high-tech des EAU, ces derniers tiennent une magnifique ambassadrice et il n’y a pas eu de surprise à voir Sarah Al-Amiri conduire la première visite, pour la presse internationale, du Musée du futur inauguré à Dubaï le 22 février. Sa prochaine grande aventure sera, là encore, spatiale, avec une mission décollant en 2028 vers la ceinture principale d’astéroïdes, comprenant un survol de Vénus et une tentative d’atterrissage sur le dernier des sept astéroïdes visités.
Source : Le Monde (Le 12 mars 2022)
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