En Côte d’Ivoire, des psychologues d’un nouveau genre au chevet des femmes victimes de violences

Dans un pays où les lieux d’écoute sont rares, l’équipe de PsyTrotter propose des consultations gratuites et peu conventionnelles, en ligne ou dans un écrin de verdure.

Le Monde – Nour Bakayako et Maïmouna* se promènent lentement au pied des grands arbres du jardin botanique de Bingerville, à l’est d’Abidjan. Le chant des oiseaux recouvre leur longue discussion. Parfois, ils s’assoient sur un banc avant de reprendre leur déambulation. Le duo n’est pas là pour la beauté de cet écrin de verdure, mais pour le calme et la discrétion des lieux. Nour Bakayoko est psychologue et suit Maïmouna depuis un mois.

Le thérapeute ivoirien propose depuis trois ans des consultations peu conventionnelles. Non pas dans le simple cadre du cabinet, mais dans un environnement jugé plus rassurant : parfois en ligne ou dans un parc, loin des regards et du jugement. « Au début j’avais honte, mais la nature me permet de me libérer. Personne ne m’empêche de m’exprimer, ça me soulage », confie timidement Maïmouna.

 

Nommée PsyTrotter, cette initiative inspirée de techniques de psychologie canadiennes permet aussi au thérapeute de gagner du temps. « C’est moins intimidant que dans un cabinet. La personne est à l’aise et nous donne plus d’informations dès les premiers rendez-vous, ce qui accélère le diagnostic », observe Nour Bakayoko.

Engagés dans la lutte contre les violences faites aux femmes, le psychologue et ses deux collègues ont une patientèle majoritairement féminine. Les trois quarts des personnes qui les contactent sont des femmes victimes de violences basées sur le genre. En Côte d’Ivoire, les chiffres officiels sur la question des violences faites aux femmes sont récents et bien en deçà de la réalité. Dans un rapport publié en juin 2021, la juriste Sylvia Apata a recensé 416 féminicides rien qu’à Abidjan entre 2019 et 2020, mais aussi 1 121 cas de viol, 1 290 cas de mariage forcé et 828 cas de mutilation génitale féminine. Bien plus que ce que recensent les données nationales.

 

« Certains nous assimilent à des marabouts »

 

Les lieux d’écoute sont rares mais se développent à travers le pays. Des associations proposent une aide psychologique et des groupes de parole pour les femmes victimes. En trois ans, la petite équipe de PsyTrotter en a suivi près de 150. Comme Maïmouna, vendeuse d’arachides de 23 ans, qui a dû fuir le foyer familial après avoir donné naissance à une petite fille dans des conditions très difficiles : « Mon copain était violent avec moi, me forçait à coucher avec lui et n’a pas reconnu la grossesse. » Un déshonneur pour la famille, qui, dit-elle, n’a cessé de la blâmer. « Je me sentais seule, et parfois quand je regardais le bébé, je pleurais et je voulais me suicider parce que j’étais dans le désespoir. »

Il y a quelques mois, elle a découvert Nour Bakayoko à la télévision lors d’une émission consacrée aux femmes. « Je n’avais jamais entendu parler du métier de psychologue, explique-t-elle. J’en ai parlé à une amie, mais elle m’a dit que ces choses-là n’existaient que dans les films. » Lors d’une énième nuit d’angoisse, elle décide de contacter le psychologue, qui prend le temps de l’écouter. « Elle avait un sentiment d’injustice et d’abandon et souffrait de troubles anxieux caractérisés, indique M. Bakayoko. C’est important qu’elle en parle, parce que ça permet de libérer ses émotions. Si on ne le fait pas, on somatise et ça peut engendrer certaines pathologies. »

 

Une mise au point qu’il juge nécessaire dans un pays où le métier est mal compris. « Ici on confond le psychologue avec l’hôpital psychiatrique. Si on consulte, c’est forcément qu’on est fou », observe le praticien. « Certains, même en ville, nous assimilent encore à des marabouts, des sorciers, alors que la psychologie fait partie des sciences humaines », s’agace Alain Digbeu, psychologue à l’hôpital militaire d’Abidjan.

Une méconnaissance liée aussi au manque de considération de l’Etat ivoirien, qui ne reconnaît pas le métier de psychologue. Les deux professionnels interrogés se battent pour que ces thérapeutes soient intégrés au sein de l’éducation nationale et de l’armée. « Il y a eu les crises, l’attentat de Bassam, le Covid, des périodes où nous avons été extrêmement sollicités, les gens ont bien vu notre importance », fait remarquer Alain Digbeu.

 

« On m’a donné une bouffée d’oxygène »

 

Avec PsyTrotter, la thérapie est brève. Celle d’Adara*, 23 ans, a duré quatre mois. « Aujourd’hui, j’ai trouvé mon équilibre », assure cette étudiante qui a été victime d’une tentative d’agression sexuelle par un professeur d’université. Enfermée dans son bureau, elle a dû se débattre pour fuir la pièce. « Après ça, j’avais peur des hommes, je ne montais plus dans les taxis collectifs », raconte-t-elle. L’approche de Nour Bakayoko l’a intéressée. Elle a, elle aussi, donné libre cours à ses émotions auprès du psychologue, mais en ligne, avant de le rencontrer à l’extérieur. « J’étais comme quelqu’un qui suffoque et à qui on a donné une bouffée d’oxygène. J’avais tellement de choses en moi », décrit-elle.

Les thérapies de PsyTrotter produisent des résultats concrets. Si Adara n’est pas encore parvenue à porter plainte contre ce professeur reconnu, elle a retrouvé le sourire grâce à son engagement dans une association de lutte contre les violences faites aux femmes. « Je reçois les femmes victimes, je les aide à porter plainte et je rédige des articles sur le sujet », détaille-t-elle.

 

De son côté, Maïmouna a déjà franchi plusieurs étapes. Récemment, elle a réussi à porter plainte contre un voisin qui, après avoir prononcé des mots blessants sur son histoire personnelle, l’a agressée physiquement. Grâce aux arguments du psychologue, le policier a pris le dossier en main et a organisé une confrontation. L’agresseur a dû régler les ordonnances et les médicaments de Maïmouna et devra payer sa radio du cou. Elle espère avoir un jour le courage de porter plainte contre son ex-compagnon. Renfermée sur elle-même durant trois ans, elle vient de s’inscrire à une formation de pâtisserie. Une autre victoire.

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* Les prénoms ont été changés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde (Le 08 mars 2022)

 

 

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