
RFI – Même s’ils ne le disent pas ouvertement… Y a-t-il, chez plusieurs chefs d’Etat africains, un certain plaisir à voir l’OTAN en difficulté en Ukraine, face à la Russie ? Y a-t-il, chez certains d’entre eux, un sentiment de revanche après le renversement du régime Kadhafi par la même organisation militaire occidentale – c’était en Libye il y a onze ans ? C’est la thèse de Paul-Simon Handy, qui dirige le Bureau de l’ISS, l’Institut d’études et de sécurité à Addis Abeba.
RFI : Pourquoi ce silence assourdissant de beaucoup de pays africains sur la guerre en Ukraine ?
Paul-Simon Handy : Le silence, je crois qu’il peut être expliqué par la tradition de non-alignement héritée de la Guerre froide, qui pousse plusieurs États à garder une sorte d’équidistance envers les super-puissances, surtout lorsque celles-ci s’affrontent. Il faut rappeler aussi que les Africains vivent beaucoup avec des conflits au quotidien et se prêtent assez mal à cette forme de caporalisation de l’émotion et de l’indignation, car, s’il fallait s’indigner pour chaque crise, on ne s’en sortirait plus. Mais il y a aussi un autre facteur, qui est l’opportunisme de certains États. Il ne vous a pas échappé qu’un pays plutôt proche de la Russie, d’ailleurs, comme l’Algérie, s’est quand même empressé de proposer à l’Europe de lui fournir du gaz, si le besoin se faisait sentir. Donc il y a une sorte d’opportunisme, là…
Puis en troisième lieu – un facteur hyper-important, je crois -, c’est l’inconscient anti-impérialiste et on pourrait dire anti-occidental, aussi, de beaucoup d’Africains, y compris de nombreux dirigeants. On ne peut pas non plus cacher que le président russe, en Afrique, fait l’objet d’une admiration assez forte, du fait, justement, qu’il représente les attributs de l’homme fort. Il pratique le karaté, il a un discours très martial… Cette sorte de petit plaisir malin de cette « schadenfreude » – comme disent les Allemands -, est aussi peut-être né du fait que l’arroseur se retrouve un peu arrosé, pour parler de l’Otan… Il y a un petit plaisir malin, à voir les pays occidentaux – surtout l’Otan – à la peine, tout en se rappelant de ce qui s’est passé en Libye. La fascination, elle est circonstancielle, mais je ne crois pas qu’elle soit une position fondamentale de la politique de plusieurs pays africains.
Est-ce que toutes les rancœurs africaines sur l’intervention occidentale en Libye peuvent servir aujourd’hui Vladimir Poutine ?
Elles lui servent certainement dans les opinions nationales, dans l’opinion collective, mais je ne pense pas qu’elles fassent l’objet d’une véritable politique. Surtout qu’il s’agit quand même, là, d’une invasion, donc du non-respect du pacte historique sur les frontières. L’Afrique serait mal inspirée de commencer à adouber des processus pareils, qui remettraient en question le cœur même de la construction panafricaine et de l’Union africaine, notamment l’intangibilité des frontières.
Et c’est pour cela que le président sénégalais Macky Sall et le président de la Commission Moussa Faki Mahamat appellent Moscou à respecter la souveraineté nationale de l’Ukraine ?
Absolument. Et ils sont véritablement dans leur rôle. Ils se font ainsi les porte-parole des textes fondateurs de l’Union africaine. Ce sont des principes sacrosaints en Afrique, sur lesquels est bâtie la paix internationale, dont la violation ne peut être que condamnée par le président de l’Union africaine et le président de la Commission. Surtout qu’ils voient qu’en Afrique, il y a quand même un certain nombre de tensions inter-étatiques, qui donnent même lieu, d’ailleurs, à une course aux armements, comme entre l’Algérie et le Maroc. Donc ce sont des situations qui pourraient aboutir éventuellement à une escalade, qui mettrait l’Union africaine à mal.
Et en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest, en dehors de la République centrafricaine et du Mali, qui doivent naturellement soutenir l’offensive russe en Ukraine, qu’en est-il des autres pays ?
Je pense que la plupart des pays africains s’en tiendront, de manière assez opportuniste, au fameux non-alignement. Ce sont des partenaires stratégiques des Occidentaux. Ils ne sont pas indifférents au mode d’intervention récent de la Russie en Afrique, aujourd’hui, et donc, pour éviter de blesser deux partenaires qui se trouvent être des superpuissances, beaucoup d’Africains joueront l’indifférence.
Source : RFI