
Le Monde – Le souverain hachémite a placé au moins 200 millions d’euros chez Credit Suisse. Sa fortune reste sans rapport avec l’héritage reçu de son père et contraste avec la paupérisation de la société jordanienne.
Le roi Abdallah II de Jordanie aime les placements discrets. A l’automne 2021, le scandale des « Pandora Papers », une gigantesque fuite de documents émanant de cabinets spécialisés dans la création de sociétés offshore, avait révélé que le monarque possédait quatorze résidences de luxe, éparpillées entre Londres, Washington et Malibu, en Californie. Des propriétés d’une valeur de 106 millions de dollars (93 millions d’euros), dissimulées derrière un entrelacs de sociétés-écrans.
Mais cet empire immobilier ne constitue qu’une partie de la fortune cachée du souverain jordanien, âgé de 60 ans et au pouvoir depuis 1999. L’enquête « Suisse Secrets », coordonnée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), et à laquelle Le Monde et 47 autres médias du monde entier ont participé, montre que, durant la dernière décennie, le roi Abdallah II a abrité au moins 200 millions d’euros chez Credit Suisse, un prestigieux établissement financier helvétique frappé depuis des années par des scandales à répétition.
Les données bancaires confidentielles auxquelles les médias partenaires de l’enquête ont eu accès font apparaître qu’entre 2008 et 2014 l’occupant du trône hachémite a ouvert au moins six comptes administrés par cette banque. Faute de visibilité sur d’éventuels mouvements de compte à compte, il n’est pas possible de se prononcer sur le montant maximum que ces dépôts, additionnés les uns aux autres, ont atteint.
L’estimation la plus prudente, basée sur le compte le plus richement doté, est de 230 millions de francs suisses (212 millions d’euros). Si cinq de ces comptes ont été fermés entre 2013 et 2019, le dernier est toujours actif. La reine Rania de Jordanie, épouse d’Abdallah II, a également disposé d’un compte auprès de Credit Suisse, dont le montant des dépôts a culminé, en 2013, à 39 millions de francs suisses (32 millions d’euros), avant d’être fermé en 2016. Si l’on ajoute à ces sommes les 106 millions des « Pandora Papers », le total des avoirs amassés par le couple royal durant la dernière décennie grimpe à 337 millions d’euros au moins.
Des dettes héritées de son père
Le roi et la reine de Jordanie ont reconnu l’existence de ces comptes chez Credit Suisse par le biais du cabinet d’avocats international DLA Piper, chargé de répondre aux questions transmises par notre consortium au palais royal. En revanche, ils affirment que certains des soldes, tels qu’ils apparaissent sur les données en notre possession, « sont inexacts et/ou exagérés », notamment le montant du compte de la reine Rania.
De plus, le couple royal « rejette catégoriquement » toute allégation d’enrichissement personnel illégal et d’évasion fiscale. Abdallah II et Rania « n’ont jamais, de quelque manière que ce soit, prélevé des fonds sur le Trésor public, les biens publics, l’aide internationale ou le budget gouvernemental », insistent leurs avocats.
Le roi est de fait à l’abri des accusations de fraude fiscale. La législation jordanienne, comme le rappellent ses avocats, l’exempte de toute forme d’impôts. Le monarque est même dispensé de taxes douanières sur les importations faites en son nom. En 2018, une ONG locale, le centre juridique Ehqaq, avait jugé ce traitement de faveur illégal, au motif que la Constitution stipule que tous les Jordaniens sont égaux devant la loi.
Les données bancaires soulèvent surtout des questions sur la manière dont Abdallah II s’est enrichi. Car son trésor offshore semble sans rapport avec l’héritage qu’il a reçu de son père, le roi Hussein, au pouvoir de 1952 à 1999. Selon trois anciens responsables gouvernementaux jordaniens consultés par nos confrères de l’OCCRP, l’ex-souverain de Jordanie n’a légué à ses enfants qu’une petite partie de son patrimoine.
L’essentiel des avoirs bancaires du défunt Hussein, ainsi que ses résidences aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, auraient été récupérés par la reine Noor, sa dernière épouse. Le nouveau roi, placé aux manettes d’un pays pauvre, dénué de ressources, a aussi hérité des dettes que son père avait contractées auprès de banques du royaume. Selon un ancien ministre, leur remboursement a dû être rééchelonné et financé par le Trésor public.
Vente d’un avion et fortune personnelle
Interrogé par les médias partenaires de « Suisse Secrets » sur l’origine des fonds déposés chez Credit Suisse, le souverain a répondu qu’ils proviennent, « pour un montant significatif », de la vente d’un avion, qui lui aurait rapporté 212 millions de dollars. Le courrier de DLA Piper ne précise pas de quel appareil il s’agit. « Le reste provient de la fortune personnelle de Sa Majesté, constituée par héritage et par le placement, sur plusieurs décennies, des fonds hérités », assure le cabinet. La reine affirme pour sa part que l’argent déposé sur son compte vient de sa richesse personnelle, constituée hors de la Jordanie.
Des interlocuteurs consultés par Le Monde et ses partenaires évoquent d’autres sources d’enrichissement. Selon les trois anciens responsables jordaniens cités plus haut, le roi a reçu des donations de ses richissimes pairs d’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, les traditionnels parrains du royaume hachémite. Des coups de pouce à plusieurs millions de dollars.
Selon un autre haut dirigeant jordanien, « Abdallah II a demandé au gouvernement de faire passer des terrains possédés par le Trésor public sous son nom. Par la suite, il s’est engagé dans plusieurs projets fondés sur la commercialisation des installations et des équipements militaires jordaniens ». La Jordanie possède deux centres d’entraînement à la lutte antiterroriste. Le roi a aussi mis sur pied le Jordan Design and Development Bureau, une agence spécialisée dans la production et la vente de matériel de défense.
« Dans un pays comme la Jordanie, qui n’a ni pétrole ni gaz, contrairement aux monarchies du Golfe, les projets de développement économique intègrent souvent un système de rétribution de la famille royale », confie un diplomate occidental qui a été en poste à Amman. Selon l’analyste politique jordanien Amer Sabaileh, la faiblesse des procédures de contrôle administrative et la mollesse du parlement, simple caisse d’enregistrement des décisions du roi, peuvent aussi favoriser les abus. « Il faut savoir qu’un tiers du budget de l’Etat, parce qu’il est consacré aux questions de sécurité nationale, n’est soumis à aucune forme d’examen public », expose-t-il.
« Un pourcentage significatif consacré aux Jordaniens »
Le spectaculaire enrichissement du roi Abdallah II, mis en lumière par l’enquête « Suisse Secrets », contraste avec la paupérisation croissante de la société jordanienne. Les 11 millions d’habitants du royaume sont divisés entre une élite urbaine de petite taille, souvent liée au pouvoir, une classe moyenne sur le déclin et des masses déshéritées, reléguées dans la périphérie informelle des grandes villes, dans les villages reculés et les camps de réfugiés.
Ces inégalités criantes ont été ravivées par le chaos post-printemps arabe. L’implosion de la Syrie après 2011 et de l’Irak après 2014 a privé l’économie jordanienne de ses principaux débouchés. Plus récemment, les mesures de restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ont encore aggravé la situation. Selon la Banque mondiale, 14 % des entreprises jordaniennes ont baissé le rideau depuis 2020. Le chômage, en forte progression, touche désormais un habitant sur quatre et un jeune sur deux.
De peur que la Jordanie, pôle de stabilité dans une région extrêmement volatile, ne s’embrase, les bailleurs de fonds ont accouru. En 2020, l’aide étrangère au royaume a atteint 5 milliards de dollars, soit plus de 10 % du produit intérieur brut, selon l’agence de presse officielle Petra. Pour faire face à la crise, Amman a aussi mis en place des mesures d’austérité, notamment une hausse de la TVA et une baisse des subventions sur l’électricité, le pain et l’essence.
Dans sa réponse à notre consortium, le roi déclare qu’« un pourcentage significatif » de sa fortune est consacré « aux besoins économiques et sociaux des citoyens jordaniens », ainsi qu’à des « initiatives importantes » comme la restauration de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, le troisième lieu saint de l’islam, dont il est statutairement le gardien.
Au tour de vis économique s’est ajoutée une dérive vers un ordre politique plus répressif. En octobre 2019, Moayyad Al-Majali, un avocat qui s’intéressait au patrimoine foncier du roi, a été jeté en prison, où il a passé plusieurs mois, avant d’être libéré et soumis à une amende. En juillet 2020, le syndicat des enseignants, à l’origine d’un vaste mouvement de grève destiné à obtenir une amélioration de leur statut, a été fermé de manière expéditive.
Un écho à la crise traversée par la famille royale
Pour les Jordaniens, apprendre qu’Abdallah II est assis sur un trésor à neuf chiffres, dissimulé dans des paradis fiscaux, ne constituera pas forcément une surprise. Mais pour ceux dont le niveau de vie s’est effondré, la nouvelle risque de laisser un goût amer. Les communicants du royaume se sont toujours plu à présenter le roi de Jordanie comme un souverain éclairé, paternel et protecteur.Après les « Pandora Papers », les « Suisse Secrets » apportent un nouveau bémol à ce discours.
Dans l’esprit de certains Jordaniens, l’enquête « Suisse Secrets » pourrait faire écho à la crise qu’a traversée la famille royale en avril 2021. Ces dissensions internes, inédites en Jordanie, ont débouché sur l’assignation à résidence du prince Hamza, demi-frère cadet du roi. Le palais avait justifié cette mesure en accusant le quadragénaire, candidat malheureux à la succession de l’ex-roi Hussein, de menées séditieuses. Mais pour certains analystes, la crise avait davantage à voir avec la popularité de Hamzah, dont Abdallah II aurait pris ombrage, et les accusations d’incompétence et de corruption qu’il formulait contre « la classe dirigeante ».
Source : Le Monde
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