Les écrivains sont-ils devenus des marques ?

Avec le processus croissant de «best-sellerisation» de la littérature, les écrivains n'hésitent pas à s'appuyer sur une mise en récit d'eux-mêmes. Au point de se substituer à des marques ?

Slate – À l’aube de cette rentrée littéraire d’hiver, les noms des romanciers médiatiques se déplient sur les affiches publicitaires, tandis que leurs mines souriantes s’affichent dans les couloirs des métros et sur les arrêts de bus. La parka fatiguée de Michel Houellebecq ou le personnage du vieux dandy de Frédéric Beigbeder sont autant d’attributs marketing efficaces pour les maisons d’édition.

Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder, Karine Tuil et bientôt Leïla Slimani ou Pierre Lemaitre… Les auteurs à succès sont des valeurs sur lesquelles les maisons ne rechignent pas à concentrer leurs efforts, et ces signatures assurent des ventes qu’aucun directeur de collection ne néglige. Mais à force de voir les éditeurs capitaliser sur le nom des vendeurs de best-seller, les écrivains ne seraient-ils pas en passe de devenir des marques?

L’art du teasing

C’est la question que se sont posées Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona dans l’ouvrage L’Écrivain comme marque, publié par les presses de la Sorbonne Université. Les deux chercheuses spécialistes des relations entre journalisme et littérature se sont appliquées à étudier les liens entre stratégies de marque et écriture. La plus grande similitude tient d’abord dans la manière de promouvoir la sortie d’un nouveau livre: «Le système d’annonce d’un nouveau roman avant la publication est un effet de lancement comparable à celui d’un nouveau produit dans le commerce général. C’est une sorte de teasing», constate Adeline Wrona.

Rien que lors de cette rentrée littéraire, les exemples sont nombreux. Le prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, dont le dernier texte remonte à près de deux ans et demi, a annoncé son nouveau roman Connemara (sorti début février) plus de dix semaines en amont. Tout l’enjeu est de susciter une attente, un engouement autour du livre.

Pour les simples mois de janvier et février, 545 romans ont atterri dans les rayonnages des librairies. Une constante demeure: les auteurs ayant reçu des prix littéraires ou écumant les plateaux télévisés s’imposent à l’esprit du lecteur plus facilement au moment de choisir son prochain livre de chevet. «Devenir un auteur identifié, une marque, c’est un processus de construction, rappelle Adeline Wrona. Dans un marché ultra-concurrentiel, tout auteur réfléchit à la manière d’exister comme une entité singulière.»

Valeur littéraire et valeur marchande

Les maisons d’édition s’emploient logiquement à ce que chaque écrivain renvoie à une identité propre. «Un auteur, c’est un univers. C’est comme une marque!», tranche Bertil Scali, éditeur et fondateur de l’agence littéraire de communication Litcom. Le rêve d’un éditeur est simple: que le lecteur achète un Despentes, se détende avec le dernier Musso, et attende avec impatience le nouveau Lemaitre. Les romanciers se transforment en produits référence dans l’industrie du livre en imposant leurs obsessions et leurs coquetteries d’écriture: «Plus l’écrivain est construit comme une figure noble, autonome, plus il valorise son identité de marque. La valeur symbolique va de pair avec la valeur marchande», constate Adeline Wrona.

«Dans un marché ultra-concurrentiel, tout auteur réfléchit à la manière d’exister comme une entité singulière.»

Adeline Wrona, chercheuse, co-autrice de L’Écrivain comme marque

La posture d’un écrivain mutique, consacré à son art, refusant les sollicitations de la presse, comme fut l’Américain J.D. Salinger participe au prestige de son œuvre. L’usage d’un pseudo comme le fait la romancière espagnole Elena Ferrante renforce l’attraction autour de la figure de l’écrivaine.

Pour miser sur le nom d’un auteur, la technique la plus répandue est sans doute le recours au bandeau littéraire. Cette bande de papier, rouge le plus souvent, qui entoure le livre a pour objet de mettre en avant les principaux arguments de vente. Les éditeurs n’hésitent d’ailleurs plus à remplacer les quelques bons mots des critiques par le nom des auteurs en lettres capitales: de quoi attirer l’œil!

 

Liens étroits avec la publicité

Il n’est pas nouveau que les romanciers misent sur leurs noms. L’écrivain et homme d’affaires français Paul-Loup Sulitzer avait saisi la portée de sa signature dès les années 1980. Celui qui avait écrit de nombreux livres dont les titres portent son nom, comme Sulitzer par Paul-Loup, ou Le régime de Sulitzer, avait aussi déposé son propre nom comme une marque. «Lorsqu’Émile Zola écrit J’accuse…! en 1898, il pense à sa notoriété. Il réfléchit à la manière de publiciser son nom», poursuit Adeline Wrona.

Avant lui, Honoré de Balzac ou Victor Hugo avaient prêté leurs plumes aux vins Mariani, chaîne réputée et populaire du milieu du XIXe siècle. Des écrivains plus modestes sont régulièrement embauchés en tant que rédacteur dans le secteur de la publicité, ou dans des départements de communication. «On nourrit aujourd’hui l’idée qu’un auteur se corrompt, se salit lorsqu’il se vend. Pourtant, les écrivains de tout temps ont prêté leurs noms à des marques», constate Bertil Scali.

L’éditeur, qui est également journaliste, insiste toutefois sur l’avertissement adressé au lecteur: «Ce qui est important, c’est d’être très clair. D’assumer la collaboration et ne pas chercher à la dissimuler. Les plasticiens comme les photographes s’associent avec des fondations de grandes marques dans le cadre de leurs expositions: pourquoi pas les écrivains?»

 

«La honte de sa propre routine»

Certains auteurs ont déjà sauté le pas. David Foenkinos, auteur attendu de cette rentrée littéraire, s’était lié avec Nespresso pour l’écriture d’une nouvelle. En 2013, onze auteurs français reconnus comme Yann Moix, Marie Desplechin ou Philippe Jaenada avaient rejoint un projet d’écriture lancé par Louis Vuitton nommé La Malle, publié par Gallimard. «On a toujours soigné nos relations avec le monde littéraire, assure le directeur éditorial de la maison française de luxe, Julien Guerrier. C’est une sorte de mécénat qui n’en est pas un.»

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Hugo Lallier — Édité par Léa Polverini

Source : Slate

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