
Courrier international – Les étrangers qui vont travailler à Dubaï ou ceux qui tentent d’y faire des affaires ignorent trop souvent que dans l’Emirat la plus petite dette peut leur valoir des années de prison, explique The Economist.
Si vous êtes résident à Dubaï, un simple chèque sans provision peut vous conduire en prison pour trois ans. Mais attention, prévient The Economist : la prison n’efface pas la dette ! Si au terme de votre peine vous ne pouvez toujours pas rembourser, votre créancier pourra demander au juge de vous maintenir en détention jusqu’au remboursement intégral – ou indéfiniment. Et le piège de la dette se refermera sur vous.
Une mise en garde que le journal illustre par le récit détaillé du cas de Ryan Cornelius, un homme d’affaires britannique emprisonné depuis 2008 à la suite d’une plainte de la Dubaï Islamic Bank (DIB), l’un des plus importants bailleurs de fonds de l’Émirat. Deux ans après son arrestation, lors d’une simple escale à Dubaï, le Britannique a d’abord été jugé une première fois pour fraude et blanchiment d’argent : ayant contracté un important emprunt auprès de la banque dans le cadre d’un projet immobilier, il était accusé d’avoir utilisé les fonds pour d’autres projets “non autorisés”.
Le calvaire d’un homme d’affaires britannique
À l’époque où elle avait accordé un crédit à Ryan Cornelius, la DIB était dirigée par Mohammed Kharbash, également ministre des Finances des Emirats arabes unis. Le projet avait donc reçu le soutien d’un influent mécène – “un avantage certain pour faire des affaires au Moyen-Orient”. Mais c’était sans compter sur les prémices de la crise financière de 2008 et les rivalités au sein des cercles dirigeants émiratis :
Les étrangers qui font des affaires à Dubaï ignorent souvent que les politiciens et les hommes d’affaires locaux – les membres de l’élite sont souvent les deux – peuvent instrumentaliser les tribunaux pour régler des comptes ou mettre la main sur des actifs qu’ils convoitent.”
Quand Mohammed Kharbash a été remplacé à la tête de la DIB par Mohammed Al-Shaibani – “l’un des lieutenants les plus proches du nouvel émir”, par ailleurs impliqué dans l’enlèvement des princesses Shamsa et Latifa –, la DIB a commencé à former des doutes quant à l’utilisation de l’argent prêté. Au terme d’une enquête qu’elle a diligentée, elle a exigé le remboursement du prêt et un accord a été signé qui prévoyait d’étaler ce remboursement sur trois ans. “C’est peu de temps après avoir effectué le deuxième versement prévu, en mai 2008, que Cornelius a été arrêté à l’aéroport de Dubaï.”
Malgré l’abandon, lors du procès de mars 2010, du second chef d’accusation, le Britannique a été maintenu en détention, puis rejugé en octobre de la même année, cette fois pour “complicité de fraude à l’encontre d’un organisme d’État”, et condamné à dix ans d’emprisonnement :
Le procès s’est déroulé en arabe, une langue que Cornelius parle pas. Son avocat, lui, ne parlait pas l’anglais.”
Selon des avocats britanniques qui ont examiné le cas de Ryan Cornelius, “Shaibani voulait non seulement destituer Kharbash, mais aussi éliminer ceux qui avaient profité de leurs relations avec lui”.
En mai 2016, Cornelius avait purgé ses dix ans, moins la réduction de peine de 25 % prévue pour bonne conduite, et s’était qualifié pour une éventuelle libération. Mais on l’a gardé sans explication derrière les barreaux pendant encore deux ans. “Puis Cornelius ainsi que l’un de ses partenaires commerciaux [emprisonné en même temps que lui] ont été emmenés sans préavis dans le bureau d’un juge, où un avocat de la banque a demandé vingt ans de prison supplémentaires en vertu du droit dont disposent à Dubaï les créanciers de maintenir en prison un débiteur qui n’a pas remboursé les sommes dues. Le juge s’est empressé d’accepter.”
Une nouvelle peine imposée en vertu de la loi contre le blanchiment d’argent – “une loi que Dubaï n’a adoptée que deux ans après la prétendue fraude de Cornelius et alors que la rétroactivité est proscrite par le droit international”, souligne The Economist.
Des expatriés placés dans des situations sans issue
À l’heure actuelle, on sait toujours pas ce qui vaut à Ryan Cornelius un traitement aussi cruel. L’implication personnelle de Shaibani ne fait pas de doute aux yeux de lord Clement-Jones, un pair qui fait campagne en Grande-Bretagne pour sa libération. Ses proches pensent que Shaibani voulait surtout mettre la main sur le projet immobilier qui est à l’origine de tout (“The Plantation” comprend un hôtel de deux cents chambres et une centaine de villas de luxe, le tout estimé à 1 milliard de dollars) tout en empêchant Ryan Cornelius de demander réparation devant les tribunaux une fois sorti de prison.
Mais les hommes d’affaires ne sont pas les seuls à se retrouver dans une situation sans issue. “Des travailleurs indiens languissent en prison depuis plus de dix ans pour avoir contracté une simple dette de 1 000 dollars”, rapporte The Economist. Selon l’organisation Detained in Dubaï, qui aide les “otages de la dette” piégés par le système judiciaire émirati, même ceux qui ne sont pas jetés en prison peuvent voir leur liberté de mouvement limitée :
Les accusés perdent généralement leur travail et la banque locale gèle leur compte. Ils ne peuvent pas trouver un autre emploi pour rembourser leur dette puisque dès qu’ils ont affaire aux tribunaux, ils sont privés de leur visa de travail. Et ils ne peuvent non plus quitter Dubaï tant que la dette n’aura pas été apurée car ils sont frappés d’une interdiction de voyager.”
L’approche de ce genre d’affaires par Dubaï est en contradiction avec son propre modèle économique, constate le journal. Les secteurs les plus dynamiques de l’économie locale, comme le tourisme ou l’immobilier, sont aujourd’hui largement alimentés par la dette. “En 2020, la dette publique de Dubaï s’élevait à 77 % du PIB, sans compter les emprunts des grands groupes publics. Si on les prend en compte, le ratio s’établit à 150 %.” “C’est une économie largement soutenue par les banques occidentales et qui dépend de leur bonne volonté. Traiter ses propres débiteurs d’une manière si cruelle constitue une monumentale hypocrisie”, souligne un ancien banquier qui a participé aux négociations lors de la crise de 2008, quand Dubaï a failli se trouver en cessation de paiement.
Source : Courrier international