Entre Paris et Bamako, une escalade sans issue

Les frictions entre la France et le Mali atteignent un niveau inédit, au risque d’une rupture que chaque camp prétend vouloir éviter.

 Le Monde  – Analyse. Dos à dos. Bamako et Paris sont engagés depuis le second coup d’Etat du colonel Assimi Goïta, le 24 mai 2021, dans une escalade verbale et une succession d’actes posés pouvant conduire à une rupture que chaque camp prétend vouloir éviter. Entre les deux capitales, les frictions sont récurrentes depuis le début de l’intervention militaire française au Mali en janvier 2013. Jamais, pourtant, elles n’ont atteint le niveau actuel.

Comme cela était attendu, les autorités de transition au Mali ont réussi à mobiliser dans le pays, vendredi 14 janvier, plusieurs dizaines de milliers de leurs concitoyens pour dénoncer les sanctions décidées cinq jours plus tôt par la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).

Mais orientée par le pouvoir qui avait aussitôt pointé une mesure instrumentalisée par « des puissances extra-régionales aux desseins inavoués », la colère des manifestants était dirigée contre l’ancienne puissance coloniale bien davantage que contre les présidents de la région, ramenés au rang de simples « messagers ».

L’heure à Bamako est aux discours panafricanistes, aux harangues nationalistes et à la remise en cause des partenariats existants sur fond de présence russe en expansion. Alors que drapeaux russes et portraits de Vladimir Poutine se sont mêlés, vendredi, plus encore que d’habitude, à ceux du Mali et du colonel Goïta, le premier ministre, Choguel Maïga, rhabillé en treillis pour l’occasion, s’est exclamé devant la foule que « dans une certaine mesure, le destin de l’Afrique se joue au Mali aujourd’hui ».

 

« Le monde contre nous »

 

Dans un entretien de près de quatre-vingt-dix minutes à l’ORTM, la télévision nationale, le chef du gouvernement a ensuite déclaré vouloir « relire les accords [de défense] déséquilibrés qui font de nous un Etat qui ne peut même pas survoler son territoire sans l’autorisation de la France », avant d’expliquer que « la France monte le monde contre nous » depuis que cette demande de renégociation a été transmise à Paris.

La France n’a pas réagi directement à cette accusation. Mais si une source diplomatique confirme qu’une révision des accords de défense a bien été soumise en décembre 2021, celle-ci, précise-t-elle, ne porte que sur des « points mineurs » qui ne concernent pas le survol de l’espace aérien malien et la France n’aurait en aucun cas les moyens d’interdire aux aéronefs du pays de survoler leur territoire. L’intention de Bamako de prendre ses distances est quoi qu’il en soit affirmée.

A Paris, comme dans un certain nombre de capitales d’Afrique de l’Ouest, « le populisme » des autorités en place, en particulier de Choguel Maïga qui a annoncé qu’une plainte sera déposée devant les institutions africaines et internationales contre les sanctions « illégales » de la Cédéao, n’a pas fini d’exaspérer.

Les parallèles tracés localement entre le colonel Assimi Goïta et le capitaine Thomas Sankara, héros révolutionnaire dont la figure continue d’inspirer le continent plus de trente ans après sa mort, sont vus comme de simples manœuvres de communication pour conserver le pouvoir et reporter autant que possible les élections initialement prévues fin février.

Des chefs d’Etat de la région en veulent pour preuve leurs premiers échanges avec le taiseux officier des forces spéciales après son coup d’Etat d’août 2020 : ce dernier avait alors levé un voile sur ses projets en leur demandant si une démission de l’armée lui permettait de diriger la transition. Leur réponse négative ne l’a pas dissuadé cependant de renverser neuf mois plus tard les deux têtes de l’exécutif qu’il avait fait nommer.

 

« Hystérie »

 

Le colonel Assimi Goïta, le colonel Sadio Camara − le ministre de la défense décrit comme l’homme fort de la junte et principal promoteur des intérêts russes au Mali − ainsi que le premier ministre Choguel Maïga ont aujourd’hui la rue malienne derrière eux. L’appel à resserrer les rangs dans l’adversité semble jusqu’ici entendu, même si la plupart des voix critiques se taisent par peur des conséquences.

« Il y a une telle hystérie dans le pays et sur les réseaux sociaux qu’il vaut mieux ne pas apparaître », s’inquiète un analyste politique local. Etienne Fakaba Sissoko, un professeur d’économie régulièrement interrogé par les médias, a été arrêté dimanche, accusé de « propos subversifs et démoralisants ».

Apparaître le moins possible dans le contexte actuel, c’est également le souci de la France, au risque de conduire une politique qui peut sembler illisible. « Nous ne sommes pas seuls au Mali, les conclusions doivent être prises collectivement », martèle l’Elysée, soucieux de mettre en valeur ses alliés africains et européens au Mali.

Or le multilatéralisme qu’il promeut s’appuie sur des partenaires qui n’appliquent pas à eux-mêmes les principes qu’ils imposent aux autres ou dont l’engagement est moins solide qu’ils ne l’affirment. En effet, si la Cédéao pousse pour un retour rapide à l’ordre constitutionnel au Mali, plusieurs chefs d’Etat de la région − Côte d’Ivoire, Togo, Guinée avant qu’Alpha Condé ne soit renversé − ont pu modifier la Constitution de leur pays ou en adopter une nouvelle afin de se maintenir au pouvoir sans que l’organisation ne s’y oppose.

Côté européen, si la force « Takuba » existe du fait de la volonté de Paris, son avenir comme celui de la mission de formation de l’armée malienne s’écrit désormais en pointillé. Alors que l’Union européenne a suspendu son aide budgétaire à l’Etat malien, Josep Borrell, le haut représentant européen pour les affaires étrangères, a indiqué, le 13 janvier, que « nos missions vont continuer pour l’instant. Nous voulons rester engagés, mais cela ne doit pas se faire à n’importe quel prix ».

 

« Refondation »

 

Le déploiement ces derniers jours des mercenaires de la société russe Wagner au Mali, dénoncé par Paris et ses alliés, a fait bouger les lignes et suscité des interrogations sur la nécessité de maintenir des opérations conjointes dans un pays qui, comme le note un décideur français, a « franchi toutes les lignes rouges ». Pour l’heure, la France qui a annoncé la fin de l’opération « Barkhane » en juin 2021 et « une transformation profonde » de sa présence militaire au Sahel temporise.

Après que Jean-Yves Le Drian a déclaré en septembre qu’une arrivée du groupe Wagner serait « incompatible avec la présence internationale au Mali », Paris tente désormais de gagner du temps. Mais, à Bamako, ces tergiversations sont davantage interprétées comme une volonté de ne pas abandonner la place à la Russie, un rival géostratégique, que comme une volonté de poursuivre un engagement débuté il y a neuf ans.

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Cyril Bensimon

Source : Le Monde (Le 19 janvier 2022)

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