Le Monde – Incarnant une figure de sauveur lors de son élection à la tête du Mali, en 2013, l’homme d’Etat a pu compter sur de nombreux soutiens dans son exercice du pouvoir, en particulier de son « camarade » socialiste François Hollande, jusqu’à son départ forcé de la présidence, en 2020. Il est mort à Bamako le 16 janvier 2022, à l’âge de 76 ans.
Ibrahim Boubacar Keïta, tout aussi connu par son acronyme « IBK », ancien président malien, est mort dimanche 16 janvier, à l’âge de 76 ans, dans sa résidence de Bamako. Celui qui consacra toute sa vie à la politique avait été contraint, en août 2020, de se retirer des affaires publiques, poussé dehors par des militaires putschistes qui portaient là le coup de grâce à un régime corrompu, violemment contesté dans la rue depuis plusieurs mois.
Physiquement affaibli par un accident cardio-vasculaire survenu quelques semaines seulement après son départ forcé, « IBK » avait, depuis lors, disparu de la scène publique. Silencieux derrière les hauts murs de sa villa du quartier bamakois de Sebenikoro, loin des espoirs de renouveau qu’il avait portés huit années plus tôt alors que le pays venait d’échapper au gouffre dans lequel des groupes djihadistes promettaient de le jeter.
« IBK » rêvait sans doute d’un moment plus apaisé pour enfin accéder au pouvoir suprême qui lui échappait depuis dix ans. En juillet 2013, sa victoire à la présidentielle avec près de 78 % des voix n’avait souffert d’aucune contestation. Elle concluait une campagne électorale au cours de laquelle il parvint à se présenter comme l’homme de la refondation d’un Etat malien moribond.
Lui, est pourtant un pur produit du sérail politique malien. Dès 1992, son nom apparaît dans l’organigramme de la présidence comme conseiller diplomatique d’Alpha Oumar Konaré, candidat de la société civile tout juste élu à la tête de l’Etat malien. L’année suivante, il est nommé ambassadeur en Côte d’Ivoire, avant le grand saut : ministre des affaires étrangères, puis premier ministre, poste qu’il tiendra de 1994 à 2000, un record à Bamako. S’il échoue ensuite deux fois à la présidentielle (en 2002 puis 2007) – il sera tout de même élu au perchoir de l’Assemblée nationale – il peaufine sa stature d’homme d’Etat.
En 2013, c’est un sauveur, un homme providentiel qu’attendent les Maliens pour les sortir du chaos. « IBK » leur promet d’être celui-là. Lorsqu’il se lance dans la course présidentielle à l’été 2012, le pays se relève à peine d’un coup d’Etat militaire. Surtout, le Mali est déchiré, coupé en deux et menace d’imploser. Le septentrion malien est sous le joug de groupes armés indépendantistes touareg (familiers du paysage politique malien) associés pour la circonstance à des mouvements plus récents, djihadistes liés à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI).
L’armée malienne s’est débandée. Il fallut l’intervention militaire de la France, en janvier 2013, la mobilisation de l’Union africaine et des Nations unies pour éviter que les groupes armés ne progressent vers Bamako. Mis en déroute, les groupes djihadistes éparpillés, dissimulés dans l’immensité du Sahara, se reconstituèrent progressivement durant les mois suivants.
Des études à la Sorbonne dans les années 1960
A Bamako, on compte alors sur « IBK le sauveur » pour s’attaquer aux racines du mal qui ronge le Mali depuis des décennies : mauvaise gouvernance, hypercentralisation des pouvoirs, pauvreté endémique, criminalité, radicalisation religieuse… A priori, le président est outillé pour accomplir cette tâche. Socialiste, il apporte des garanties à une population économiquement éreintée. « Musulman cartésien », comme il se définit lui-même, cet épicurien a su gagner le soutien des puissants mouvements religieux et tout particulièrement celui du rigoriste imam wahhabite Mahmoud Dicko. Parallèlement, quinze mois après le coup d’Etat du capitaine Sanogo, il rassure l’armée à laquelle il promet de lui donner les moyens de laver son honneur bafoué par les attaques meurtrières de djihadistes à moto.
Sur le continent africain, au-delà de ses amitiés socialistes, il a su pouvoir compter sur la générosité d’Ali Bongo Ondimba (Gabon), de Denis Sassou-Nguesso (Congo-Brazzaville), de Faure Gnassingbé (Togo) ou d’Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire). En Europe, il peut compter sur le soutien du « camarade » François Hollande, qu’il a rencontré dans les couloirs des congrès de l’Internationale socialiste dans les années 1990.
Vingt ans plus tard, tout va encore pour le mieux entre les deux hommes devenus présidents, portés par l’euphorie des succès – finalement incomplets – de l’opération « Serval » contre les djihadistes. Ils se tenaient encore la main le 11 janvier 2015 dans les rues de Paris, en tête du cortège formé pour dénoncer les attentats, notamment contre Charlie Hebdo.
« IBK », dont l’arrière-grand-père tomba sur les champs de bataille de la première guerre mondiale à Verdun, connaissait bien ces rues de Paris où il passa vingt-cinq ans de sa vie. Son chapitre français s’ouvrit sur les bancs de Janson-de-Sailly, prestigieux lycée qu’il fréquenta grâce à la bourse gagnée en tant que lauréat, à 13 ans, du concours général du Soudan français (actuel Mali). Puis on retrouva ce fort en thème – et noceur notoire – à l’université de la Sorbonne.
C’est là, dans le bouillonnement de la gauche radicale des années 1960 et de l’euphorie postcoloniale en Afrique, qu’il s’initie au militantisme dans les rangs de la Fédération des étudiants d’Afrique noire de France (FEANF). Il s’y lie avec son aîné Alpha Condé, futur président de la Guinée (déposé par un coup d’Etat militaire un an après « IBK »). Dans ce cénacle, il rencontre aussi l’Ivoirien Laurent Gbagbo (également chassé du pouvoir par la force en 2011).
Au moment du recueillement suivant les attentats, les autorités françaises ont déjà perdu patience. Le double langage de celui que l’on surnommait « Kankelentigui » – « l’homme qui n’a qu’une parole », en bambara – commençait par lasser ses plus fidèles soutiens. Paris reprochait au président malien de chercher à surmonter son impopularité grandissante en laissant prospérer une vague anti-française de plus en plus bruyante.
Pour les plus extrémistes d’entre eux, seule une prétendue collusion entre les militaires de « Barkhane » (l’opération antiterroriste française au Sahel forte de quelques milliers d’hommes) et les groupes armés qu’ils combattent permettrait d’expliquer la déroute continue des soldats maliens abandonnés par leur hiérarchie.
Source : Le Monde