Le Monde – Il y a des danses qu’on n’oublie pas. Comme celle du vieux soldat Roger Milla qui, pour célébrer ses buts lors du Mondial 1990, avait enchanté le public italien en se déhanchant devant des poteaux de corner.
Il y a des gestes qui restent mémorables. Comme le puissant ciseau retourné de Patrick Mboma, réalisé au Stade de France en 2000, face à des Bleus tout juste champions d’Europe (1-1). Il y a des maillots qui seront à jamais légendaires. Comme ceux revêtus avec un style insolent lors de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) au Mali, en 2002. « Ils n’avaient pas de manches. On nous appelait les “démembrés” à Yaoundé », sourit encore aujourd’hui Patrick Mboma, 51 ans, l’ancien attaquant des Lions indomptables.
Entre le Cameroun – qui accueille la CAN du 9 janvier au 6 février – et le football, c’est une histoire aussi longue et sinueuse que le fleuve Sanaga. « Elle est glorieuse », lance sans hésiter Joseph-Antoine Bell, 67 ans, gardien de but emblématique de la sélection (1976-1994). « Notre football est parti de rien pour finalement gravir les échelons jusqu’à battre de nombreux records », rappelle M. Mboma.
« Première génération dorée »
Difficile de le contredire. Le palmarès de la sélection nationale est éloquent : cinq fois vainqueurs de la CAN (1984, 1988, 2000, 2002 et 2017) ; sept participations à la Coupe du monde (aucune autre nation africaine n’a fait mieux), médaille d’or aux Jeux olympiques de Sidney en 2000… Preuve de leurs talents, les joueurs camerounais ont été les plus récompensés au Ballon d’or africain.
Cette longue histoire débute il y a près de soixante ans, à une période où les clubs locaux, d’abord, commencent à briller sur tout le continent. Au pays, les plus anciens se souviennent encore de la victoire de l’Oryx de Douala lors de la première édition de la Ligue des champions africaine en 1965 ou du sacre du Tonnerre de Yaoundé, dix ans plus tard, à la première Coupe d’Afrique des vainqueurs de coupe.
Les Lions vont peu à peu s’imposer sur le plan international. Première grande étape : le pays organise la CAN en 1972 et construit pour l’occasion deux nouveaux stades, à Douala et Yaoundé. Certes, la sélection termine à la troisième place du tournoi, mais le meilleur est à venir.
« C’est l’arrivée de la première génération dorée », souligne Michel Kaham, 70 ans, ancien défenseur et entraîneur adjoint des Lions indomptables. Lui et ses illustres partenaires de jeu comme Roger Milla ou Thomas Nkono participent à la Coupe du monde 1982 en Espagne – la première pour le Cameroun – et sont éliminés de justesse dès la phase de pool sans perdre un seul match.
Grâce à son jeu physique et rapide, élégant et puissant, cette génération va conquérir la CAN 1984 (Côte d’Ivoire) puis celle de 1988 (Maroc) avec une équipe remodelée par le Français Claude Le Roy au grand dam des supporteurs camerounais « qui marchent dans la rue car on me reproche d’avoir écarté des joueurs », se souvient-il.
Tout va dérailler
C’est d’ailleurs cette sélection qui terrasse, lors du match d’ouverture du Mondial 1990, l’Argentine de Maradona tenante du titre (0-1), et atteint les quarts de finale – du jamais vu pour une équipe africaine – après un match intense face à l’Angleterre (3-2). « Cette équipe a commencé à vendre une image de l’Afrique, on l’a regardée avec respect », note Patrick Mboma. « Ces joueurs étaient mentalement d’une force incroyable. Dans le couloir avant un match, quand ils regardaient leurs adversaires, on voyait dans leurs yeux qu’ils menaient déjà 1 à 0 », se remémore M. Le Roy.
Dans les années 1990, la plupart des internationaux ont été formés au pays et ont démarré leur vie professionnelle « dans un championnat très difficile », souligne-t-il. Et reconnu ! Au point que le Léopard de Douala et autre Canon de Yaoundé ont pu servir de tremplin à la carrière de nombreux joueurs qui ont signé par la suite dans de grandes écuries en Europe.
Des talents venus d’autres pays d’Afrique – comme le Libérien George Weah – ont même tenté leur chance au Cameroun avant de rejoindre, eux aussi, un prestigieux club du Vieux Continent.
Et pourtant, c’est à cette époque que tout va dérailler. Malgré l’arrivée d’une nouvelle flopée de stars (Samuel Eto’o, Marc-Vivien Foé, Rigobert Song ou Geremi Njitap) qui remportent ensemble les Jeux de Sidney, la CAN 2000 et 2002, le football camerounais local va décliner jusqu’à sombrer.
Chaos, amateurisme, corruption
Cupides, dirigeants et politiques vont plonger leur sport dans le chaos, l’amateurisme, la corruption et le ridicule. L’accompagnement des jeunes est oublié, les centres de formation et autres infrastructures (comme des stades) ne sortent pas de terre, la sélection nationale est mal gérée et les joueurs partent très tôt à l’étranger… Aujourd’hui, les vingt-huit Lions indomptables qui vont disputer la CAN jouent à l’étranger.
« Il est incompréhensible dans un pays comme le Cameroun de parler de vingt-cinq clubs professionnels. C’est une hérésie dans la mesure où le niveau du championnat d’élite est des plus piètres aujourd’hui », argue Jules Frederic Nyongha, ancien sélectionneur des Lions indomptables.
En 2013, Roger Milla avait poussé un coup de gueule dans un entretien au Monde dans lequel il affirmait que « le football camerounais ne marche pas depuis plus de dix ans. Il y a des gens au sein de la fédération qui font en sorte qu’il ne marche pas. Ce n’est pas dans l’intérêt du pays, mais peut-être que c’est dans leur intérêt ».
En effet, les histoires liées à l’argent ont remplacé les résultats sportifs. En 2002, avant la Coupe du monde, les Lions indomptables avaient refusé de se rendre au Japon tant que la question des primes n’était pas réglée et qu’on ne leur verserait pas les 150 000 francs de l’époque (quelque 23 000 euros) promis au lieu des 100 000 francs soudainement proposés avant le départ. Idem en 2014 peu avant le début du Mondial au Brésil puis, cinq ans plus tard, avant la CAN en Egypte…
« Entre affairisme et incompétences »
En 2000, aux Jeux de Sidney, les internationaux avaient menacé – à minuit – de ne pas jouer la finale face à l’Espagne (2-2, 5-3 aux tirs au but), prévue à midi. Finalement, au petit matin, à quelques heures de l’ultime match, les dirigeants avaient consenti à leur verser – à l’hôtel et en liquide – les 5 millions de francs CFA (7 500 euros) prévus alors même qu’ils avaient assuré qu’il n’y avait plus d’argent. Cette dérive remonte à loin. « En 1988, après notre victoire à la CAN, le ministre des sports m’avait piqué ma prime. C’est aussi pour cela que j’ai quitté la sélection », relate Claude Le Roy. « En 2014, l’un des gardiens de but des Lions avait reversé sa prime de 40 millions de francs CFA [60 000 euros] à une personne de la fédération pour être appelé en sélection », explique Achille Chountsa, chef du service des sports du quotidien Le Jour.
« Les problèmes du football camerounais sont structurels : entre affairisme, incompétences, procédures juridiques, le football en lui-même est pris en otage », fait remarquer Jules Frederic Nyongha. « Et ce malgré l’immense réservoir de bons joueurs dans notre pays », ajoute Joseph-Antoine Bell.
Le football camerounais espère désormais une meilleure gouvernance. Pour y arriver, il mise sur l’icône du pays, Samuel Eto’o, qui vient d’être élu président de la fédération nationale (Fécafoot). L’ancien attaquant du FC Barcelone et de Chelsea espère faire renaître le championnat national en lui redonnant son éclat d’antan, professionnaliser son institution, et attirer à nouveau des sponsors pour remédier à la paupérisation des joueurs locaux.
Source : Le Monde