Guinée-Bissau : aux îles Bijagos, des traditions matriarcales menacées

Les Bijagos, un paradis fragile (1/3). Les femmes de l’archipel occupent une place dominante dans les sphères spirituelle, économique et familiale, mais elle est en déclin.

 Le Monde  – Elle porte un bol en guise de couronne et, pour tout sceptre, un manche à balai. Modestes, ces attributs n’ont pourtant rien de décoratifs. Dans son village de Canhabaque, une petite île de l’archipel des Bijagos situé au large de la Guinée-Bissau, Agnene Nasia est reine et bien reine. Un statut acquis après de longues années d’initiation qui lui vaut de diriger les cérémonies religieuses et de peser sur les décisions collectives.

« Je suis aussi guérisseuse, je peux soigner n’importe qui. Si quelqu’un vient de mourir, je peux dire à la famille de quoi cette personne est morte. C’est pour ça que les habitants m’ont choisie », justifie la sexagénaire.

 

A Canhabaque comme dans d’autres îles habitées, la coutume n’accorde pas au roi un rôle tout puissant dans la gestion de la tabanca, le nom donné à la communauté villageoise. Ici, ce sont les reines élues et les prêtresses qui dominent la vie spirituelle et sociale. Elles veillent à la division du travail et à l’équilibre des pouvoirs. Et elles seules peuvent intercéder auprès des esprits et protéger les communautés contre les maladies et les dangers.

Mais ces traditions, si elles restent vivaces dans les coins les plus reculés de l’archipel, tendent à s’étioler. De moins en moins de jeunes femmes aspirent aux plus hautes fonctions. Sur l’île d’Orango, le nombre de prêtresses a été divisé par trois en quelques décennies, passant de douze à quatre. « Avant, il n’y avait pas d’école et tout le monde allait au champ ou dans la forêt pour travailler. Aujourd’hui, les jeunes préfèrent la ville », se désole Agnene Nasia.

Le fossé entre les générations

Et le mouvement n’est pas près de s’inverser. Longtemps isolées et difficiles d’accès, les îles Bijagos sont gagnées par la modernité. L’augmentation du taux de scolarisation et la percée des nouvelles religions contribuent à creuser le fossé entre les générations. « Pour les plus jeunes, il y a une lassitude de certaines exigences traditionnelles », note Hamadou Boiro, socio-anthropologue à l’INEP, l’Institut national d’études et de recherche de Guinée-Bissau.

De plus, ajoute le chercheur, un « métissage » est en cours sur les îles comme sur le continent bissau-guinéen, où de nombreuses ethnies se côtoient. « Souvent, les nouveaux arrivants considèrent que ce sont les hommes qui décident et doivent entretenir les femmes. Ils veulent inverser le rapport », rapporte Hamadou Boiro.

Danses traditionnelles des jeunes femmes de l’île d’Orango. Les initiations dans le bois sacré permettent aux jeunes filles de grandir et de devenir des femmes. Puis, si elles suivent toutes les étapes, de prétendre au statut de reine ou de prêtresse. De hautes fonctions qui ne font plus rêver la jeunesse.

Et l’évolution est rapide. « Cela faisait dix ans que je n’avais pas mis les pieds à Orango, témoigne Mamadou Ndao, un notable d’origine sénégalaise vivant à Bubaque, l’île principale de l’archipel. Avant, les femmes portaient juste la saïa [la jupe traditionnelle en bois de raphia]. Aujourd’hui, la population s’habille à l’occidentale et certains circulent à moto. »

Un changement accéléré par le développement du tourisme sur lequel mise le président bissau-guinéen Umaro Sissoco Embalo pour relancer l’économie du pays longtemps gangrenée par le trafic de drogue.

Cette circulation accrue entre les îles et le continent a déjà des effets sur l’organisation sociale de certaines communautés bijago. « Dans les villages les plus développés, ce sont désormais surtout les hommes qui font les demandes en mariage », note Mamadou Ndao, alors que, traditionnellement, les femmes choisissent leur époux.

« Pas le contraire du patriarcat »

« Quand l’une d’elles tombe amoureuse d’un homme, elle peut lui offrir un coquillage ou lui cuisiner un plat à base de raie et de requin à l’huile de palme, lui composer des chansons, organiser des danses, chanter ses louanges. C’est considéré comme un honneur que, traditionnellement, l’homme ne peut décliner », détaille Allen Yéro Embalo, journaliste bissau-guinéen. C’est aussi elle qui décide du moment de la séparation.

Car les Bijago ne sont pas seulement influentes dans les sphères religieuses et politiques, elles jouissent aussi d’un réel pouvoir au sein des familles. La coutume veut que ce soit le mari qui rejoigne le domicile de l’épouse et les enfants sont rattachées à la lignée de la mère.

 

Dans Matriarcados, un travail de recherche publié en 2006, l’anthropologue espagnole Anna Boyé souligne également que, sur l’île d’Orango, « les femmes s’organisent en associations pour gérer l’économie, la protection sociale et la justice des villages ». Elles disposent de l’argent qu’elles ont elles-mêmes gagné au champ. Ainsi, « elles sont respectées en tant que propriétaires absolues de la maison et de la terre ».

Cette organisation « n’est pas le contraire du patriarcat », précise la chercheuse, mais « un système où la femme a une autorité reconnue ». Ce qui implique une organisation sociale « plus juste »« les hommes et les femmes sont complémentaires ».

La tradition ne fait pas tout

Un équilibre dont la pérennité est attribuée par ses compatriotes à Okinka Pampa, la dernière grande reine du peuple bijago, célébrée pour s’être opposée, au début du XXsiècle, aux colons portugais. « Grâce à elle, les femmes ont pu garder les terres qu’on possédait. C’est pour ça qu’ici, elles ont plus de pouvoirs que les hommes », veut croire la prêtresse Helena Casanova.

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Source : Le Monde (Le 30 décembre 2021)

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