
Le Monde – Il n’y a peut-être pas de sentiment plus mobilisateur au Sahel aujourd’hui que l’hostilité à la France, comme l’ont montré les péripéties quelque peu dantesques qu’a connues [en novembre] une colonne de ravitaillement de la force « Barkhane » engagée sur la « voie sacrée », [une route stratégique] menant de la Côte d’Ivoire au nord du Mali en passant par le Burkina Faso et l’ouest du Niger. Comment en est-on arrivé là ? A cela, au moins trois raisons principales.
Primo, la France paie au Sahel la facture d’un demi-siècle d’interventions militaires en Afrique subsaharienne. Une quarantaine en tout, soit une tous les quinze mois, du rétablissement manu militari du despote gabonais Léon Mba renversé par son armée en 1964 aux récentes opérations « Serval » et « Barkhane ». Jusqu’à ces deux dernières, toutes les interventions militaires françaises en Afrique étaient inscrites dans la vaste politique de contrôle néocolonial en Afrique noire décidée par Charles de Gaulle dès 1958, et poursuivie sans relâche par les différents gouvernements français au moins jusqu’à la fin des années 1990.
Cette politique associait la promotion des « intérêts stratégiques » de la France à la protection de « régimes amis », lesquels étaient généralement odieux à leur population. Depuis une trentaine d’années, la politique néocoloniale de la France est en déclin dans un contexte de mondialisation, de multilatéralisme et d’essoufflement économique et politique du pays dans l’arène internationale. Néanmoins, la France y a tellement investi par le passé, et de façon si souvent cynique et arrogante, que cela a fini par la définir plus que toute autre attitude aux yeux des Africains.
Disproportion de moyens
La deuxième raison est plus spécifique au Sahel. C’est l’échec de la lutte contre des djihadistes qui, non contents de prendre régulièrement d’assaut les forces étatiques, se sont habitués à massacrer ou piller les populations civiles. Cela a, bien entendu, réduit de façon considérable la patience desdites populations vis-à-vis de ceux qui prétendent diriger la lutte. Les armées locales appuyées par une flopée de forces internationales – non seulement « Barkhane », mais aussi les unités des forces spéciales européennes de la « Task Force Takuba », les forces onusiennes de la Minusma et les Américains armés de drones – se montrent apparemment incapables d’empêcher les djihadistes de sillonner les territoires à leur guise.
La disproportion entre les énormes moyens mobilisés et l’apparente insignifiance des résultats obtenus est un terreau fertile pour les théories du complot. Etant donné sa mauvaise image bien enracinée, la France est la cible pratiquement exclusive de ces théories, même si celle qui en fait la complice des djihadistes a perdu de ses attraits grâce aux contre-feux des gouvernants à Niamey et à Ouagadougou (Bamako est une autre affaire).
La troisième raison est toute politique. La vieille gallophobie, aggravée par la crise djihadiste et une intervention militaire française qui s’éternise sans résultats probants constituent une opportunité en or pour les opposants au pouvoir à Niamey et Ouagadougou, dès lors que ces derniers intègrent l’alliance française dans ce qui leur sert de stratégie. Pas plus que le pouvoir, les opposants n’ont de stratégie concrète de lutte contre le djihadisme. Mais la France offre l’occasion d’un « combat » dont les routines, et les mots d’ordre sont connus d’avance : lutte contre « l’impérialisme », « le néocolonialisme » et « l’occupation étrangère ».
Plier bagage, une option irréaliste
Faute de pouvoir mobiliser la population contre un ennemi (djihadiste) qu’elle ne peut affronter, l’opposition se choisit un ennemi (français) qui la combattra d’autant moins qu’il ne se considère pas tel. Le départ réclamé à cor et à cri des Français et des autres forces internationales ne résoudra certes pas la crise djihadiste, mais les contestataires font le pari risqué qu’il ne l’aggravera pas non plus. Ils auront du moins la satisfaction de se sentir « souverain », même si une partie du territoire est entre les mains de gangs de terroristes.
Source : Le Monde (Le 18 décembre 2021)
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