David Diop : « Les pays du Nord sont sans pitié pour les pauvres, mais les migrants ne le croient pas »

Beaucoup de femmes et d’hommes meurent sans avoir perdu leurs illusions sur ce Nord où ils imaginent qu’ils pourront mener une vie correcte, constate, dans une tribune au « Monde », l’écrivain, lauréat du Booker International Prize 2021.

Le Monde – Tribune. Nul ne sait précisément combien d’Africains meurent dans l’anonymat en mer Méditerranée. Les laissés-pour-compte n’entrent généralement pas dans les statistiques. Seules des estimations fondées sur le recensement des personnes sauvées par des garde-côtes du sud de l’Europe ou d’Afrique du Nord peuvent laisser soupçonner que, chaque année, plusieurs milliers de migrants africains, femmes, hommes, enfants, se noient au milieu de nulle part. Au bout d’une chaîne de désespoir, il y a des gens qui enterrent les migrants, ou leurs corps en lambeaux, que les courants de la mer Méditerranée rejettent sur les côtes du sud de l’Europe ou du nord de l’Afrique.

C’est le cas à Zarzis, dans le sud-est de la Tunisie, où l’artiste algérien Rachid Koraïchi a créé, au mois de juin dernier, un cimetière parfumé par des jasmins et des orangers en fleur [auquel Le Monde a consacré un article le 14 juin]. Sur les sépultures blanches, des « coupes jaune et vert sont destinées à accueillir l’eau de pluie et les oiseaux ». Cette beauté paradisiaque, Rachid Koraïchi l’offre, selon ses propres mots, « aux damnés de la mer » en compensation pour toutes les souffrances que les migrants ont subies jusqu’à leur mort par noyade. Le « Jardin d’Afrique », comme il l’a baptisé, est déjà presque saturé et témoigne de l’ampleur d’une horrible hécatombe.

A la fois clairvoyants et aveuglés

Nombreuses sont les frontières naturelles dangereuses dans le monde : le Rio Grande, qui sépare le Mexique des Etats-Unis, la Manche, entre la France et le Royaume-Uni, ou encore l’Atlantique, aux abords des îles Canaries ; mais c’est la mer Méditerranée centrale qui est la plus meurtrière. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre 2014 et 2020, près de 20 000 Africains y ont perdu la vie. Ce chiffre ne tient pas compte des migrants provenant du Moyen-Orient et de l’Afrique de l’Est disparus en Méditerranée orientale au large des côtes de la Grèce et de la Turquie.

« Les migrants qui décident de quitter leur pays pour fuir la violence de la misère savent qu’il existe un monde où vivre ne se résume pas à survivre »

Tout le monde croit savoir pourquoi les gens du Sud sont attirés par le Nord. On se doute bien que si les migrants cherchent à gagner le Nord c’est parce que le Sud est invivable, le Sud est intraitable, le Sud est sans pitié pour ses pauvres. Le Nord ne l’est pas moins, mais les migrants ne le croient pas. C’est pour cesser de survivre et commencer à vivre mieux, pour donner un avenir à leur famille, que les migrants, hommes ou femmes, mineurs souvent, originaires d’Afrique noire et du Maghreb, entreprennent au péril de leur vie un voyage, parfois de plusieurs années, pour atteindre l’Europe par la Méditerranée centrale, via la Libye.

J’ai toujours été frappé par les scénarios récurrents des films catastrophes nord-américains. Plus d’électricité, plus d’eau courante, plus de sécurité alimentaire, plus d’hôpitaux pour des gens qui, comme vous et moi, en jouissaient jusqu’alors sans y penser. Il se trouve que cette représentation fictive de la fin du monde, la moitié de l’humanité la vit quotidiennement. Pour des milliards de déshérités, la vie est un cauchemar éveillé. Trouver à manger, à boire, à se soigner, à se vêtir est un combat sans fin.

 

Les migrants qui décident de quitter leur pays pour fuir la violence de la misère savent qu’il existe un monde où vivre ne se résume pas à survivre. Ce sont des femmes et des hommes, à la fois clairvoyants et aveuglés par l’espoir, se représentant le Nord comme l’exact inverse de leur monde : un havre de paix et de tranquillité où une vie correcte est à portée de main pourvu qu’on travaille. Si les migrants engloutis par la mer Méditerranée meurent sans avoir l’occasion de perdre leurs illusions sur le Nord, les survivants parqués dans des centres de rétention dans le sud de l’Europe ou en Afrique du Nord les conservent-ils ?

Est-il utile de poser la question de savoir qui a la responsabilité de cette catastrophe ? Les responsabilités politiques sont partagées entre le Nord et le Sud dans une imbrication telle que chaque camp a certainement des arguments solides pour se dédouaner. Le Sud n’est-il pas depuis toujours victime de l’exploitation de ses richesses par le Nord ? Le Nord, bon gré mal gré, ne repêche-t-il pas des migrants pour les sauver de la mort ? Il existe un impératif catégorique qu’un philosophe de la fin du XVIIIe siècle plaçait au plus haut point de l’éthique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien en ta personne comme en celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen. »

Des gens de bonne volonté

Cet impératif nous le devons au philosophe Emmanuel Kant des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Tous ceux qui dans le monde, et pas seulement en Méditerranée, agissent pour sauver les vies des migrants ont cet impératif catégorique chevillé au corps et à l’esprit. Ils ne méritent pas seulement nos hommages et notre respect mais un soutien international fort. Dans le cas qui nous occupe, c’est grâce à ces femmes et à ces hommes de bonne volonté, soutenus par des ONG ou des officines de l’ONU, que la Méditerranée peut continuer de passer pour le berceau de la civilisation européenne et non pas pour son tombeau.

Lire la suite

David Diop

est écrivain, auteur de « Frère d’âme » (Seuil, 2018), récompensé par le prix Goncourt des lycéens et par le Booker International Prize. Il vient de publier « La Porte du voyage sans retour » (Seuil, 256 p., 19 €).

Source : Le Monde

Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page