« Vladimir Poutine n’a jamais fait son deuil ni de l’Union soviétique ni de l’Ukraine »

Depuis des mois, le président russe multiplie avertissements et menaces sur l’Ukraine. Cette obsession remonte à la chute de l’URSS, dans laquelle, il y a exactement trente ans, Kiev a joué un rôle crucial.

Le Monde Étrange coïncidence ? L’entretien en vidéo qu’ont eu, mardi 7 décembre, Joe Biden et Vladimir Poutine correspond exactement au trentième anniversaire d’un épisode capital dans l’effondrement de l’Union soviétique, certainement marqué d’une pierre noire dans l’esprit du président russe actuel. Dans les deux cas, l’Ukraine est au centre de la conversation.

Le 7 décembre 1991, en pleine décomposition de l’empire communiste, trois hommes se retrouvaient dans une résidence de chasse dans la forêt de Belovej, en Biélorussie, près de la frontière polonaise. Après une partie de chasse par − 15 °C, ils se réchauffèrent d’un certain nombre de verres de vodka et, selon les confidences de l’un des participants à Jan Krauze, du Monde, d’un dîner « consistant et émotionnel ».

 

Le lendemain, 8 décembre, ils se mirent au travail : c’est ainsi que les présidents de trois grandes républiques encore officiellement membres de l’URSS – le Russe Boris Eltsine, l’Ukrainien Leonid Kravtchouk et le Biélorusse Stanislav Chouchkievitch – signèrent un document constatant que « l’URSS a cessé d’exister, en tant que sujet de droit international et réalité géopolitique » : c’était, de facto, l’acte de décès de l’Union soviétique. Puis ils en informèrent par téléphone le président américain, George Bush, et le chef de cette même URSS, Mikhaïl Gorbatchev. Il ne restait plus à ce dernier qu’à l’enterrer, ce qu’il fit trois semaines plus tard en proclamant la fin de l’Union.

Premier avertissement

Kravtchouk, autant qu’Eltsine, avait été à la manœuvre. Une semaine plus tôt, il avait organisé un référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, approuvée par plus de 80 % des votants (y compris en Crimée). Dans l’inexorable désagrégation de la deuxième puissance mondiale, cet élément était déterminant : sans l’Ukraine, il ne saurait y avoir ni empire russe ni Union soviétique.

Trente ans plus tard, la coïncidence, en réalité, n’est pas si étrange. Vladimir Poutine semble n’avoir jamais fait son deuil ni de l’Union soviétique, dont il a décrit la perte comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXsiècle, ni de l’Ukraine. Passe encore que celle-ci soit devenue indépendante – il n’était, à l’époque, qu’un collaborateur du maire de Saint-Pétersbourg. Mais qu’elle se rapproche trop du camp occidental depuis qu’il est président – 2000 – et il réagit.

La « révolution orange », en 2004, a été pour lui le premier avertissement. Lorsque, en 2013, Kiev a voulu signer un accord d’association avec l’Union européenne, il a convoqué le président d’alors, Viktor Ianoukovitch, pour s’y opposer. Le peuple ukrainien s’est soulevé, a chassé Ianoukovitch qui s’est réfugié en Russie. Vladimir Poutine a riposté en annexant la Crimée et en intervenant dans le Donbass, en 2014. « Cette initiative éclair lui a permis de masquer le fait humiliant que la Russie venait de perdre l’Ukraine », note Ivan Krastev dans Le Moment illibéral, écrit avec Stephen Holmes (Fayard, 2019).

Tant qu’à être perdue, il fallait qu’elle soit perdue pour tout le monde. En entretenant le conflit dans le Donbass, Moscou pensait paralyser l’Ukraine, l’empêcher de devenir aussi européenne que la Pologne – un enjeu d’autant plus vital que pour M. Poutine, Russes et Ukrainiens sont « un seul peuple ». Mais, malgré cette entrave et tous ses travers, l’Ukraine a évolué, aidée par l’UE et les Etats-Unis. Elle a professionnalisé son armée, acheté des drones à la Turquie. Sa population circule librement dans l’espace Schengen. Aujourd’hui, les sondages montrent qu’une large majorité des Ukrainiens souhaiteraient que leur pays adhère à l’OTAN.

« Ligne rouge !  », avertit le Kremlin. Depuis des mois, le président russe allume les clignotants sur l’Ukraine à travers textes et discours et s’irrite que l’Occident les ignore. L’Occident : comprendre les Etats-Unis, car Vladimir Poutine a visiblement décidé qu’en la matière il ne parlerait plus qu’à Joe Biden. « Pour lui, l’Europe est un partenaire sans intérêt », relève un diplomate familier de Moscou. Le « format Normandie », censé négocier un règlement au conflit du Donbass sous l’égide de Berlin et Paris, est au point mort. Et il a fait une croix sur le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, moins docile que prévu ; la décision de Kiev d’écarter l’oligarque Medvedtchouk, proche de M. Poutine, et ses chaînes de télévision prorusses a été très mal prise au Kremlin.

Concept de « finlandisation »

Aujourd’hui, le prétexte de l’Ukraine permet au président Poutine de s’insérer dans le jeu des grandes puissances, dominé par le duel Pékin-Washington. En novembre, comme en avril, il masse des dizaines de milliers de troupes russes autour de l’Ukraine et fait naître le scénario d’une invasion. Et, comme au printemps, cette démonstration de force se solde par un entretien avec le président américain.

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Sylvie Kauffmann

 

 

 

Source : Le Monde 

 

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