Le Monde – Quand Mahuton Bienvenue en a fini avec son travail de développeur de logiciels, une deuxième journée débute pour lui sur Internet. Depuis 2015, le trentenaire fait partie de la communauté des « Wikipédiens », ces bénévoles anonymes qui rédigent, corrigent et complètent les fiches de l’encyclopédie collaborative en ligne.
D’abord curieux, le Béninois s’est pris au jeu en constatant que les informations disponibles sur son pays étaient encore rares ou parcellaires. Aujourd’hui, il pilote un groupe d’utilisateurs réunissant une trentaine de Wikipédiens béninois. Des volontaires comme Mermoze Adodo, qui a rejoint l’aventure en 2018 et rédigé depuis plus de 600 contributions. « Je m’étonnais, confie ce fonctionnaire de 40 ans, que les articles concernant le Bénin soient rédigés ailleurs que chez nous. »
Pionniers dans leur pays, Mahuton Bienvenue et Mermoze Adodo ne se contentent pas d’écrire des articles dans leur coin : tous deux ont rejoint Noircir Wikipédia, une initiative multilingue (français, espagnol et catalan) qui vise à remédier au manque de références et d’informations sur la culture et les personnalités africaines ou afro-descendantes.
Le projet a été lancé en 2018 par Ivonne Gonzalez, avocate et artiste féministe d’origine cubaine installée en Suisse, très vite rejointe dans son combat par l’historienne d’art Gala Mayi-Miranda. Les deux femmes se sont rencontrées lors d’un atelier lié au projet Les sans pagEs, qui ambitionne de combler le fossé de genre sur Wikipédia. A l’occasion d’un marathon d’écriture de notices sur des artistes femmes, elles ont croisé le chemin d’une autre activiste, Laureline Gaudens. Depuis, le trio milite pour féminiser et « noircir » l’encyclopédie en ligne.
1,5 % des Wikipédiens vivent en Afrique
« L’idée est d’avoir une bibliothèque à l’image du monde, et pas uniquement représentative de la culture de l’homme blanc occidental », résume Yasmina Sandoz, Wikipédienne d’origine mauricienne et membre du mouvement. Pour y parvenir, l’origine des contributeurs compte : en 2019, près de 70 % des contributeurs de Wikipédia vivaient en Europe et aux Etats-Unis, contre à peine 1,5 % en Afrique. « Le projet a pour finalité de recruter plus de Wikipédiens africains et afro-descendants, précise Ivonne Gonzalez, de les voir devenir plus engagés dans la technologie numérique, pour qu’ils prennent le contrôle de leur propre récit, de leur histoire. »
Aujourd’hui, Noircir Wikipedia compte environ 125 membres plus ou moins réguliers. C’est peu pour un continent où vivent 1,3 milliard de personnes. « Beaucoup de gens en Afrique pensent que Wikipédia est élitiste, qu’il faut être très diplômé pour y contribuer », admet Mahuton Bienvenue.
De nouveaux contributeurs sont régulièrement recrutés à l’occasion d’ateliers de sensibilisation, les Edit-a-thon, organisés tous les deux mois en ligne et en présentiel à Paris et à Genève. Depuis l’an dernier, Laureline Gaudens dispense également trois journées de cours sur le sujet à l’université Sorbonne-Nouvelle. « Contribuer à Wikipédia, c’est beaucoup de travail en solo, admet Ivonne Gonzalez. Mais c’est passionnant s’il y a des sujets qui vous tiennent à cœur. C’est un enrichissement intellectuel, personnel, incroyable. »
Pas simple toutefois de garder la flamme vive sur la durée. Bénévole et chronophage, l’activité n’est pas toujours compatible avec une vie professionnelle et familiale. Mermoze Adodo, 40 ans, le reconnaît : « On ne peut le faire que si on est passionné. » Et si on a accès à Internet… Les coupures électriques régulières douchent parfois les bonnes volontés.
Seules les sources écrites comptent
Pour Ivonne Gonzalez, « la vigilance est de mise afin d’éviter les biais consécutifs à l’histoire coloniale, comme l’euphémisation des crimes historiques, l’emploi de stéréotypes racistes ou une sélection eurocentrée des sources ». Mais le défi majeur tient aux règles mêmes de Wikipédia en matière de sources et d’écriture. Par exemple, une personnalité ne peut bénéficier d’une fiche à son nom que si elle a été citée dans les grands médias occidentaux, de façon directe et indirecte.
Yasmina Sandoz se souvient ainsi d’avoir voulu, à ses débuts, faire le portrait de son patron, le Camerounais Lambert Sonna Momo, spécialiste en cybersécurité. « C’est l’un des meilleurs mathématiciens du Cameroun, il a eu une bourse pour étudier en Suisse, détaille-t-elle. Mais les articles dans lesquels il était cité au Cameroun n’étaient pas jugés éligibles par les administrateurs de Wikipedia. » A force de persévérance, en affinant à chaque fois l’écriture et les sources, la militante est toutefois parvenue à le doter d’une fiche Wikipédia.
Source : Le Monde