– « En Europe, vous avez la montre, de notre côté nous avons le temps. » Ce dicton souvent entendu au Moyen-Orient prend tout son sens aujourd’hui, puisqu’il aura fallu treize ans de négociations pour aboutir, vendredi 3 décembre, à la vente de 80 avions de combat Rafale aux Emirats arabes unis, pour une somme qui devrait atteindre 17 milliards d’euros pour l’ensemble du contrat. Il a été signé à Dubai par le président de la République française, Emmanuel Macron, et le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed. La vente de douze hélicoptères Caracal fabriqués par le groupe Airbus a également été conclue. « Il s’agit d’un aboutissement majeur du partenariat stratégique entre les deux pays », s’est félicitée la présidence française dans un communiqué.
La signature de ces contrats est survenue au premier jour d’une visite express du président français dans le Golfe. Il devait s’envoler vendredi après-midi vers Doha (Qatar), puis rencontrer samedi à Djedda le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salman. A chaque étape de ce déplacement, il s’agit notamment d’approfondir la coopération dans la lutte contre le terrorisme, de parler de la stabilité régionale et d’amplifier les échanges économiques. La visite est sévèrement critiquée par de nombreuses associations de défense des droits humains.
L’annonce d’une commande de 80 Rafale est la plus importante enregistrée par le constructeur français Dassault Aviation, dont l’avion de combat est désormais vendu dans six pays. Le PDG de l’entreprise, Eric Trappier, avait fait le déplacement en espérant enfin boucler le processus. Ces milliers d’heures de discussion, rythmées par des hauts et des bas, ont été suivies au plus près par trois présidents de la République successifs – Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron –, car la vente d’avions de combat est avant tout une affaire politique.
Tout a commencé à l’été 2007. A peine arrivé à l’Elysée, Nicolas Sarkozy entend mettre fin à la malédiction qui pèse sur le Rafale depuis le début des années 2000, ces appareils n’ayant jamais pu être vendus à l’exportation. Les appels d’offres en Corée du Sud, aux Pays-Bas et à Singapour ont été systématiquement gagnés par les Américains, alors que l’avion français est jugé techniquement meilleur. Pour justifier ces revers dans des zones sous influence des Etats-Unis, l’avionneur fait appel à la sagesse chinoise en rappelant que « le bambou penche toujours du côté de celui qui pousse le plus fort ».
« War room »
L’irritation du nouveau président est d’autant plus vive que le Maroc, allié traditionnel de la France, voulant acheter des Rafale, a finalement renoncé, à l’été 2007, et préféré les F-16 de Lockheed Martin en raison de la désorganisation des négociateurs français, l’Etat et les industriels n’étant pas sur les mêmes positions. Nicolas Sarkozy installe alors une « war room » à l’Elysée pour centraliser les négociations et éviter un nouveau fiasco.
Trois pays sont ciblés : la Libye, le Brésil et les Emirats arabes unis. Près d’un an plus tard, en juin 2008, Abou Dhabi se déclare intéressé par l’acquisition de 63 Rafale, à une condition : la France doit reprendre les 60 Mirage 2000 de l’armée de l’air émiratie. De plus, les militaires veulent un moteur plus puissant, indispensable pour de bonnes performances au décollage dans les pays chauds et pour mieux évoluer dans un espace aérien restreint. Ils veulent également des appareils dotés d’une technologie de pointe, supérieure parfois à celle dont bénéficie l’armée de l’air française.
Des discussions de gré à gré, sans mise en concurrence, s’engagent immédiatement. Elles s’annoncent de bon augure, car les Emiratis privilégient la double source pour leurs achats d’avions de combat. Or, si les Etats-Unis sont le fournisseur principal depuis la création de l’Emirat en 1971, la France est l’autre partenaire privilégié, ayant livré, au début des années 1970, des Mirage 5. De plus Paris et Abou Dhabi sont liés par des accords de défense depuis 1995. La France y dispose d’une base aérienne.
Trois ans plus tard, à l’automne 2011, les discussions se tendent, notamment sur des questions de prix. Abou Dhabi fait monter la pression en demandant au consortium européen (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) Eurofighter de faire une offre avec son avion Typhoon. Lors du salon aéronautique de Dubaï, le ministre de la défense d’alors, Gérard Longuet, tente de minimiser les tensions.
« Nous sommes dans la phase finale d’une négociation très bien engagée », affirmait-il, allant même jusqu’à rêver d’une signature le 2 décembre, date anniversaire des 40 ans des Emirats. En vain, et la venue en urgence aux Emirats du ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, n’y change rien, car quelques jours plus tard l’achat est repoussé sine die. Fait rarissime, le prince héritier d’Abou Dhabi, cheikh Mohammed Ben Zayed, sort de son silence. Dans un communiqué sévère, il estime que « les conditions commerciales de Dassault n’étaient pas compétitives et irréalisables ».
Relance, puis plus rien
Après le départ de Nicolas Sarkozy de l’Elysée, en 2012, les Emiratis gèlent les négociations, et les Brésiliens, qui s’étaient engagés pour 36 appareils, préfèrent le suédois Gripen, tout comme la Suisse. Dans chaque cas, les négociations ont buté sur un prix jugé trop élevé par rapport aux offres concurrentes. Seule l’Inde reste intéressée.
Les liens entre Paris et Abou Dhabi sont renoués quelques mois plus tard sous l’égide de Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense de François Hollande. En 2015, après la signature par l’Egypte de l’achat de 24 Rafale, puis de 36 avions par le Qatar, les Emirats se montrent à nouveau intéressés. Sans aller au-delà. Finalement, avec 36 avions commandés par l’Inde en 2016, l’avionneur aura vendu 96 avions de combat sous la présidence de François Hollande.
Puis, plus rien pendant quatre ans. La pandémie de Covid-19, en 2020, ayant en plus quasiment stoppé toutes les négociations. Elles reprennent en début d’année 2021 et s’accélèrent, avec la ratification de contrats en Grèce, en Croatie et en Egypte. Particularité de 2021, sur les 60 Rafale vendus, 36 d’entre eux vont sortir du site de Dassault Aviation à Mérignac et 24 seront des appareils d’occasion achetés à l’armée de l’air française par les Croates et les Grecs.
Le contrat des Emirats change la donne pour Dassault Aviation, qui voit maintenant son carnet de commandes passer de 324 avions à 404 désormais majoritairement pour l’exportation (212) , à comparer à 192 pour l’armée française. Un autre appel d’offres devrait se déboucler rapidement, cette fois en Finlande, pour 64 avions de combat. Le Rafale se trouve face au suédois Gripen, à l’européen Typhoon et, surtout, aux F-18 et F-35 américains. La compétition est sévère, tout comme celle qui se profile en Inde et en Indonésie.
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